Angel Pestana Soixante-dix jours en Russie et autres textes 1921-1924 Le Coquelicot, 2020

vendredi 18 décembre 2020
par  SUD Éduc

Anarcho-syndicalisme et communisme de caserne

17 déc. 2020 Par Christophe PATILLON Blog : Le Monde comme il va

Au printemps 1920, Angel Pestana, figure de l’anarcho-syndicalisme, abandonne l’Espagne. Sa mission : gagner Moscou afin de participer au second congrès de l’Internationale communiste, et voir de ses propres yeux la révolution bolchevique en action.

Au printemps 1920, Angel Pestana, figure de l’anarcho-syndicalisme, abandonne l’Espagne. Sa mission : gagner Moscou afin de participer au second congrès de l’Internationale communiste, et voir de ses propres yeux la révolution bolchevique en action. Il en tirera un livre, Soixante-dix jours en Russie que les éditions toulousaines du Coquelicot viennent d’exhumer et de traduire pour la première fois en français.

Angel Pestana fait partie de ces militants anarchistes qui n’entrèrent pas au panthéon : il n’est pas mort en martyr pendant la guerre civile comme Buenaventura Durruti ; il ne fut pas ministre au nom de l’unité antifasciste comme Garcia Oliver ou Federica Montseny. Pestana fit partie, comme son ami Joan Peiro, de ceux qui, en 1931, plaidèrent pour que la CNT-AIT se dote d’un bras politique et rompe avec l’antiparlementarisme, sans pour autant abandonner l’idéal communiste libertaire. Mais en 1920, Pestana est encore un anarchiste intransigeant, chargé par les congressistes de la CNT de confirmer ou infirmer la décision prise en décembre 1919 : adhérer à l’Internationale communiste.

Ces « 70 jours » tiennent bien plus du reportage que de l’essai théorique. Pestana, comme les anarchistes espagnols, a besoin de voir et de comprendre ce bolchevisme qui intrigue. Et ce qu’il voit le stupéfait, l’inquiète, le désole. Il sait que le blocus étrangle la jeune révolution mais rien à ses yeux ne peut justifier la grande misère des masses et l’opulence des chefs, le culte des leaders et la dictature sur le prolétariat, la violence de la répression et la liquidation des soviets, le bureaucratisme et l’État omnipotent : « le mastodonte de l’Etat (aplatit) de ses pattes énormes, le plus prometteur bourgeon de la spontanéité du peuple ». Il n’est pas dupe de l’accueil qu’on lui fait dans les usines qu’il visite : il voit les visages fatigués, il entend les applaudissements de circonstances. Il est écoeuré par le comportement des délégués étrangers qui se vautrent dans le luxe tandis que la population mange maigre.

« Quand on invoque la dictature du prolétariat pour justifier l’injustifiable et qu’on a devant les yeux le fameux code du travail russe, écrit-il, cela nous fait mal de devoir demander si tous les prolétaires russes ou des hommes représentatifs étaient fous lorsqu’ils rédigèrent ce document. Dans aucun pays capitaliste n’existe une législation aussi rigide et contraire aux intérêts de la classe ouvrière. » Et il ajoute : « Les bolcheviks aiment beaucoup les statistiques et les graphiques : ils ressentent une véritable attirance pour cette façon d’exposer les idées ; cependant nous ne pensons pas nous tromper en disant que jamais une statistique ne dira tous les assassinats commis, tous les villages rasés et brûlés, toutes les victimes sacrifiées à cette politique erronée. Le temps en sera témoin. »

Il croise un Kibaltchiche, alias Victor Serge, toujours libertaire, qui lui fait un portrait peu flatteur des anarchistes russes versant dans l’illégalisme et s’y complaisant ; un Victor Serge qui l’appelle à se méfier des bolchéviks si manipulateurs ; un Victor Serge qui, l’année suivante, se transformera en un fervent défenseur du régime1, au grand dam de Pestana (« Soit Kibaltchiche aujourd’hui n’est pas sincère, soit il a perdu l’esprit critique et rationnel qui le caractérisait alors »). Il rencontre l’incontournable Drizdo Losovsky qui tente, sans y parvenir, de le convertir à la conception léniniste du syndicalisme et le presse de faire adhérer la CNT à l’Internationale syndicale rouge en train de naître2.
De retour en Espagne après moults péripéties, Pestana défendra devant ses camarades de la CNT une position iconoclaste et inacceptable pour les communistes : l’entrée dans l’Internationale syndicale rouge sans en respecter la discipline et les principes ; le fédéralisme et la liberté contre le « communisme de caserne ». Les cénétistes choisiront une voie plus simple : rompre. Une courte page d’incertitude se ferme alors pour l’anarcho-syndicalisme espagnol.

Notes
1. Victor Serge, Les anarchistes et l’expérience de la Révolution russe, Librairie du travail, 1921.
2. Drizdo Losovsky, L’Internationale syndicale rouge (suivi de La troisième période d’erreurs de l’Internationale communiste, par Léon Trotsky), Maspéro, 1976.