Avis d’expulsion… : l’horreur de l’expulsion

dimanche 3 novembre 2019
par  SUD Éduc

Publié le 24 octobre 2019, dans Revue de presse

Dans Avis d’expulsion – Enquête sur l’exploitation de la pauvreté urbaine, récompensé par le prix Pulitzer de l’essai en 2017, Matthew Desmond évite le je et le jugement, offrant une œuvre engagée, nuancée, immense.

Sociologue ayant grandi dans la pauvreté, Matthew Desmond a toujours souhaité en décortiquer les rouages. Et lorsque la banque a saisi la maison de son enfance, il a commencé à percevoir l’idée d’un chez-soi autrement.

C’est ce qu’il raconte en conclusion de cet essai colossal, pour expliquer ce qui l’a mené à s’intéresser au fonctionnement du logement aux États-Unis. Précision : non pas au logement social, comme tant de ses collègues l’ont fait avant lui. Mais bien au marché locatif privé. Celui qui pénalise les plus démunis, bouffant la quasi-totalité de leurs revenus, les forçant à s’entasser dans des appartements décrépits, à se chauffer à même la cuisinière.

Pour ce faire, celui qui enseigne à Princeton s’est installé à Milwaukee, au Wisconsin, où les expulsions se succèdent à un rythme effréné. Plus précisément : dans un parc de maisons mobiles menacé de fermeture, d’abord. Puis, dans un quartier d’une extrême pauvreté du North Side. Mais guère ici de « je, me, moi, l’universitaire ayant vécu une expérience hors du commun ». Non. C’est à la manière d’un narrateur-documentariste externe, sorti de l’équation, qu’il raconte les journées de perception de loyers, d’audiences, de mises à la rue. Même si l’on sent que toute son âme et tout son cœur imprègnent chaque passage.

Car ses observations sont justes. Sensibles sans être larmoyantes. Extrêmement bien écrites, mais nullement de manière à nous faire sentir un exercice littéraire. Il s’agit d’un travail de compassion, profond, essentiel. Et humain. Incroyablement humain.

Avant que tout s’effondre

Au fil de ces pages, il y a la tristesse, il y a la désolation, il y a l’amour « brutal et dévorant », il y a les chicanes, il y a les surdoses. Celle par laquelle tente de se donner la mort un infirmier ayant tout perdu. Pour guérir une douleur chronique, un médecin lui a autrefois refilé une ordonnance. Qui a mené à une dépendance, qui a mené à une autre. Au fentanyl, celle-là.

Matthew Desmond le suit dans sa vie, comme il suit ces gars spécialisés dans les « déménagements d’expulsés ». Et qui vomissent en découvrant l’état d’insalubrité de certains logements qu’ils doivent vider. Des chambres d’enfants, aussi.

S’appuyant sur les statistiques sans trop appuyer, justement, l’auteur montre le côté aussi cruel qu’absurde de ces loyers mirobolants auxquels des locataires fragiles doivent tout consacrer. « Son chèque de sécurité sociale aurait pu aller à ses enfants plutôt qu’à sa propriétaire », note-t-il, présentant une partie principale du problème. Car comment prendre soin de ses petits, de sa famille et de soi, quand tout ce que l’on a est investi dans un toit ? Qui s’effondre ?

La traduction de Paulin Dardel rend avec précision les dialogues recueillis par Desmond au fil du temps. Et ces descriptions imagées. De deux chambres, par exemple, dans lesquelles s’entassent une famille de huit, un chien, une immense pile de vêtements. Puis ces journées qui s’effritent, sous un « ciel orange Harley Davidson ». Et l’ambiance, qui alterne entre les longs instants de désolation, et ceux de joie, de blagues, de parties de cartes entre amis. « Il y avait de la musique, des rires, et cette insouciance du premier jour du mois que le cinquième fait fuir avec ses factures. »

Mais rien n’est ici manichéen. Comme en fait foi cette scène au tribunal, où la propriétaire aguerrie croise le locataire en défaut de paiement, qu’elle est sur le point de foutre dehors. « Je t’aime, Ricky », lui lance-t-elle. « Moi aussi, bébé. »

Non, cet Avis d’expulsion, ce n’est pas « les bons » contre « les méchants » — même si certains ont le cœur sur la main et d’autres n’en ont pas. Car au-delà des propriétaires qui savent se montrer rapaces, il y a un système tout croche, injuste et bancal, qui empêche tant d’humains d’avoir accès à un droit fondamental. À une maison, juste une maison.

CRITIQUE II

Avis d’expulsion, prix Pulitzer de l’essai 2017, nous jette au visage le quotidien tragique de huit familles locataires américaines engluées dans le processus des expulsions locatives. Ces dernières sont devenues banales aux États-Unis, surtout pour les mères afro-américaines cheffes de famille monoparentale. En 2013, sur l’ensemble du pays, « un ménage locataire pauvre sur huit n’était pas en mesure de payer son loyer, et ils étaient aussi nombreux à croire qu’ils seraient bientôt expulsés. Ce livre se déroule à Milwaukee, mais c’est une histoire américaine qu’il raconte ». Milwaukee, justement : « une ville de moins de 105 000 ménages locataires ». Les propriétaires y expulsent « environ 16 000 adultes et enfants tous les ans. »

Dans ce troublant portrait de l’envers du rêve américain, le sociologue Matthew Desmond se penche sur l’ampleur du phénomène et sur ses terribles répercussions, méconnues de ce côté-ci de la frontière. « L’expulsion doit être considérée comme un rejet traumatisant, le déni d’un des besoins les plus fondamentaux et une expérience extrêmement honteuse. Entre 2005 et 2010, période d’augmentation fulgurante des loyers, les suicides provoqués par les expulsions et les saisies ont doublé. »

En 2008 et 2009, Desmond, lui-même d’origine modeste, a décidé de vivre dans un parc de maisons mobiles décrépites, puis dans Near South Side, quartier défavorisé de Milwaukee. Éprouvante par moments, cette plongée dans la spirale des expulsions lui a permis de noter ses observations sur quelque 5000 pages. Il a colligé des milliers de données issues, entre autres, de questionnaires et de rapports. Les méthodes et les sources se sont mutuellement enrichies.

L’ensemble est saisissant. Au fil des pages s’animent des êtres de chair et de misère, comme Arleen. Cette mère célibataire tente désespérément d’élever ses deux filles avec les 20 dollars par mois restants après avoir englouti ses maigres avoirs dans le loyer de son appartement miteux. Arleen, une exception ? Non. Quelque 67 % des ménages locataires pauvres américains ne reçoivent aucune aide fédérale. Ils consacrent donc la quasi-totalité de leur faible revenu aux frais de logement.

Desmond nous immerge aussi dans l’intimité de propriétaires immondes pour qui « il y a de l’argent à se faire dans le ghetto ». Tobin Charney exploite le parc à roulottes où l’auteur a vécu. Sherrena Tarver, ancienne institutrice, est devenue une entrepreneure. Sans état d’âme, elle expulsera Arleen et ses enfants peu avant Noël.

Aux êtres méprisables et pitoyables que l’on croise, on opposera la puissante détermination, l’intelligence et l’espoir infini d’individus face aux épreuves de la vie. Une leçon d’humanité.

Exemplaire sur le plan méthodologique, ce vaste reportage ethnologique décortique l’endettement chronique, fruits de la dégradation des politiques du logement et de la déréglementation du marché américain de l’immobilier. Il propose des solutions exigeantes pour mettre fin à l’exploitation. Il rappelle surtout que, « sans un abri stable, tout le reste s’écroule ».

Sébastien Vincent, Le Devoir, 12 octobre 2019