Blanquer ou l’effet d’aubaine du vieux monde

mercredi 22 avril 2020
par  SUD Éduc

La crise sanitaire du Covid-19 permet au ministre de l’Éducation nationale d’imposer toujours plus une conception marchande et managériale de l’école de la République, analyse Francis Daspe.

Si nous nous doutions dès le début que le « monde d’après » esquissé par le président Macron serait une simple resucée de son « monde d’avant » en totale faillite, il n’y a désormais pas l’ombre d’un doute quant à l’éducation : le ministre Blanquer s’échine avec constance à préparer une école avec les vieilles recettes qui ont puissamment déstabilisé notre système éducatif depuis plusieurs décennies. La crise sanitaire du Covid-19 n’est pas le motif ou même le prétexte d’un quelconque commencement de remise en cause, quand bien même il serait simulé. Elle sert au contraire d’occasion inespérée pour aller encore plus loin dans l’entreprise de destruction.

Francis Daspe est président de la Commission nationale Education du Parti de Gauche. Co-auteur de deux livres sur l’éducation : L’école du peuple. Pour l’égalité et l’émancipation (éditions Bruno Leprince, 2012) et Manifeste pour l’école de la 6° République (éditions du Croquant, 2016).
Un véritable effet aubaine joue à plein pour le ministre, maître-ès instrumentalisation. L’annonce de la réouverture des établissements scolaires pour le 11 mai en offre une illustration éclairante : aucune préoccupation pédagogique, aucune garantie sanitaire non plus, primat des intérêts économiques y assujettissant l’école, cynisme décomplexé en osant avancer des objectifs en matière de lutte contre les inégalités sociales. Voilà un parfait succédané de l’idéologie et de la gestion scolaires de la Macronie !

Au moins, Jean-Michel Blanquer ne s’embarrasse pas de faux-semblants. Il met sans complexe à profit la situation, faisant l’exact contraire pour l’éducation de ce que le président de la République s’est donné la peine de donner à voir, ne serait-ce que de manière purement politicienne et profondément insincère. Il a affecté, afin de redorer un tant soit peu son blason, vouloir favoriser la solidarité, le collectif et l’humain, au point d’indiquer son intention de mettre certains services publics hors de la loi du marché. On est bien loin du discours du candidat de 2017 qui incarnait la jeunesse disruptive, même s’il restait le rempart du vieux monde de l’oligarchie.
Aggravation des inégalités sociales

Pour sa part, le ministre Blanquer recycle les vieilles lunes et autres fadaises des quinquennats précédents. De celui de Nicolas Sarkozy, il intensifie les dérives managériales, libérales et marchandes. De celui de François Hollande, il prolonge la pente de la territorialisation pour mieux en disloquer le caractère national. Il faut rappeler que le ministre ne part pas de rien et ne vient pas de nulle part. Sous le quinquennat d’airain de Nicolas Sarkozy, il occupait une fonction éminente auprès du ministre Chatel, celle de directeur général de l’enseignement scolaire (DGESCO).

Le choix de la continuité pédagogique par le recours au télétravail offre des possibilités particulièrement étendues pour la remise en cause des statuts des personnels. Il ouvre la voie à l’intensification du travail des personnels, par le biais notamment du non respect du droit à la déconnexion et de l’empiètement des impératifs professionnels sur la vie privée.

D’autres dérives, déjà prégnantes et alarmantes, peuvent être de la sorte démultipliées. Il en va ainsi de l’aggravation des inégalités sociales, car c’est institutionnaliser les inégalités du dehors au sein même de l’acte de transmission et de réception des savoirs. Rien ne vaut l’irremplaçable relation pédagogique en présentiel. L’école 2.0 ne remplacera jamais le professeur.
Balkanisation du système éducatif

Il s’agit également d’une brèche supplémentaire pour l’approfondissement de la marchandisation : l’enseignement à distance en fut le cheval de Troie dès les années 1990. Le tout couronné par la multiplication d’injonctions paradoxales et d’une tendance délétère à la culpabilisation, sans même parler des âneries de la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, prise une fois de plus en flagrant délit de totale déconnexion avec les réalités vécues au quotidien.

La si contestée réforme du bac en contrôle continu a été de facto entérinée à la hussarde ; elle sera mise en pratique de manière anticipée. Ce que la contestation et la résistance avaient empêché de passer comme une lettre à la poste, la crise du coronavirus a permis de l’acter définitivement. En fin de compte, le bac sera délivré en contrôle continu avec un an d’avance ! Restent les épreuves communes de contrôle commun (E3C) qui continueront à être des motifs de conflit permanent en classes de première et de terminale.

C’est la consécration d’une rupture de l’égalité territoriale républicaine pour l’obtention du diplôme du baccalauréat, prolongeant les mêmes travers quant à l’affectation dans l’enseignement supérieur avec la mise en place antérieure de Parcoursup. La balkanisation du système éducatif est plus que jamais en marche, avec un « adéquationnisme » livrant toujours davantage l’école aux intérêts et aux desiderata des entreprises. Il est vrai que le Medef dispose du pouvoir insoupçonné de décider de la date de réouverture des établissements scolaires…
Un gisement juteux de profits sans limites

L’école est pleinement dépendante du projet de société global. Avec la Macronie, cette assertion prend toute sa signification. Il est aisé de percevoir la volonté des promoteurs de la « start up nation » d’en appliquer ses principes à l’école. Les tenants de la « mondialisation heureuse » au moment de l’émergence de la « nouvelle économie » rêvaient d’entreprises sans usines, avec ses cortèges de délocalisations, d’externalisations et de dématérialisations diverses.

De manière identique, les libéraux qui inspirent le pouvoir macronien projettent une école sans classes et une école sans élèves, remplacés par un vaste marché aux allures grand bazar et une multitude de consommateurs d’innombrables produits culturels. Voilà une vision disruptive d’une « école start up » qui satisferait sans aucun doute les appétits mercantiles de l’oligarchie. Elle s’inscrit en tout cas dans la logique de la stratégie de Lisbonne initiée par l’Union européenne à partir de 2000. Elle visait à l’instauration de « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde », annoncée et prolongée tout à la fois dans l’enseignement supérieur par le processus de Bologne.

Le jargon technocratique utilisé doit être traduit de manière simple : l’ambition était (et reste) de faire du secteur éducatif un gisement juteux de profits sans limites pour les entreprises privées. Ceci au nom des principes maintes fois rabâchés de responsabilité individuelle des familles ravalées au rang de clientes et d’investissement éducatif à effectuer en conséquence de manière se voulant rationnelle en vertu d’une présumée concurrence libre et non faussée.

Jean-Michel Blanquer se trouve bien en phase avec le projet de société de l’oligarchie. Son action vise à satisfaire au mieux des intérêts sonnants et trébuchants. Il n’existe pas le moindre décalage avec les visées de son maître. Surfant sur l’inespéré effet d’aubaine, c’est une conception marchande et managériale de l’école de la République qui cherche à s’imposer. Et donc plus largement une reconfiguration de la République qui dans ce cas ne serait plus l’incarnation de la res publica.

L’urgence est véritablement triple, tout à rebours du vieux monde finissant : définir un autre projet de société, refonder une autre République, instituer une autre école de la République…

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