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Michel Onfray : « La crétinisation progressive du peuple représente un vrai problème »
Simon Brunfaut
06 novembre 2019 14:17
Dans son ouvrage « Théorie de la dictature », Michel Onfray présente l’œuvre de George Orwell comme une grande préfiguration du monde contemporain. Le philosophe, qui ne craint pas la polémique, décrit ici la nouvelle forme de dictature à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés… Entretien.
George Orwell est, selon vous, un immense penseur politique. Il a fait le portrait des totalitarismes du vingtième siècle et a anticipé notre temps. En quoi notre époque porte-t-elle la marque du totalitarisme ? N’est-ce pas un peu exagéré ? Sommes-nous vraiment entrés dans une nouvelle forme de dictature ?
Non, ce n’est pas exagéré, car je ne dis pas que nous sommes revenus au nazisme ou au stalinisme. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas comment fonctionnait le totalitarisme auparavant, mais comment il fonctionne à l’heure d’internet, des data et des téléphones portables. Ce totalitarisme contemporain n’est pas casqué ou botté. En revanche, nous vivons dans une société de contrôle : le fait que l’on puisse être écouté en permanence, le fait qu’on accumule des données sur nous, etc. Cette société de contrôle est à un point d’incandescence jamais atteint.
Les nouvelles technologies ne possèdent donc aucun avantage à vos yeux ?
« Ces gens sur la côte ouest américaine ont un projet de domination du monde ainsi qu’un projet transhumaniste. »
Nous sommes dans une espèce de servitude volontaire vis-à-vis des nouvelles technologies. Mais parfois, c’est extrêmement pervers. Par exemple, pour assurer la confidentialité, on vous demande d’accepter certaines choses… Mais, en acceptant, on donne certaines informations aux Gafa. On peut accepter le dispositif de contrôle, mais on peut aussi le refuser. En même temps, si vous le refusez, vous ne pouvez plus vous déplacer en train, en avion, etc.
C’est ça qu’Orwell a bien anticipé ?
Orwell pense avec l’aide d’un roman. Il utilise la fiction. Mais sa science-fiction a cessé d’être fictive ; elle est devenue science. Ce télé-écran qui nous surveille en permanence existe aujourd’hui. Nous y sommes. Orwell a inventé des choses au sujet du contrôle et de l’invisibilité des pouvoirs. Ce qui distingue le totalitarisme ancien et le totalitarisme nouveau, c’est précisément cela. Avant, le pouvoir avait un visage identifiable. Aujourd’hui, qui décide ? Où sont les gens qui rendent cela possible ? À mon sens, ces gens sur la côte ouest américaine ont un projet de domination du monde ainsi qu’un projet transhumaniste.
Le capitalisme débridé est-il aussi responsable de cette situation ?
Le capitalisme ne disparaîtra pas : il est consubstantiel à l’homme. Aujourd’hui, il n’a plus aucun ennemi en face de lui. Avec la chute du bloc soviétique, le capitalisme a estimé qu’il pouvait triompher. Certains, comme Fukuyama, ont même affirmé que c’était la fin de l’histoire, la victoire intégrale du néolibéralisme. Cependant, le monde n’est pas fait uniquement de capitalistes et de communistes. Il y a aussi des puissances spirituelles, comme l’Islam. On l’a vu lors du 11 Septembre 2001.
La démocratie représentative est-elle morte, selon vous ?
« La crétinisation progressive du peuple représente un vrai problème. »
Oui. Le peuple et les représentants ne coïncident plus du tout. Dans les assemblées et les Parlements, il y a une surreprésentation des professions libérales, comme les avocats, les enseignants, etc. On y trouve peu de bergers, de chauffeurs de taxi ou d’étudiants. Ce qui signifie qu’il y a une partie de la société qui n’est tout simplement pas représentée. En outre, pour espérer être élu, il faut avoir de l’argent, se fondre dans un dispositif, passer par le moule d’un parti. Cette démocratie représentative a fait son temps. Le référendum au sujet du traité de Maastricht a été une parfaite incarnation de sa limite : les élus votent contre le peuple.
Comment définissez-vous le populisme que l’on craint tant aujourd’hui, vous qui faites confiance au peuple pour relancer la démocratie ?
Je n’ai aucun mal à me définir comme populiste. Cependant, je fais une différence entre les populistes et les « populicides ». C’est là que réside le problème ; et non, comme on nous le fait croire, entre les populistes et les démocrates. Macron, Chirac, et Mitterrand avant lui, sont des « populicides ». Ces gens ne veulent pas gouverner pour le peuple. Le référendum d’initiative citoyenne est une idée très intéressante. L’idée qu’il y ait des élus qui soient révocables est une bonne chose. Évidemment, dans le contexte actuel, la crétinisation progressive du peuple représente un vrai problème. Et là, je vais vous surprendre par rapport à ce que j’ai dit auparavant : le grand avantage d’internet, c’est que le peuple peut aller chercher des informations alternatives. C’est formidable, un peuple qui décide de se prendre en main. Qu’un texte de loi puisse être pensé et critiqué par le peuple représente une très belle idée.
« L’urgence climatique est le faux nez du capitalisme. »
Que pensez-vous des mouvements de désobéissance civile qu’on voit apparaître ?
Quand Thoreau parlait de désobéissance civile, il parlait de la guerre contre le Mexique. Quand Martin Luther King s’en empare, c’était pour lutter contre le racisme. Même chose pour Ghandi, lorsqu’il veut l’indépendance de l’Inde. Aujourd’hui, tout le monde pense que la désobéissance civile doit marcher tout le temps. La question qui se pose à travers tous ces mouvements est celle-ci : quelle est la grande cause qui est défendue ? Force est de constater qu’il s’agit souvent de soi. Par exemple, un enseignant va refuser de faire une dictée ou de faire passer un examen parce qu’il n’est pas d’accord avec une loi du ministre de l’éducation… Refuser de faire une dictée ne vous transforme pas en Jean Moulin. J’ai une haute idée de la Résistance. La désobéissance civile doit être réservée aux grandes causes communes.
Comme l’urgence climatique ?
Non, la grande cause commune, ce serait le triomphe des gilets jaunes. L’urgence climatique est le faux nez du capitalisme. Par exemple, les voitures électriques qu’on nous présente comme écologiques ne le sont pas. On veut nous refourguer un capitalisme vert, soi disant « éco-responsable ». Aujourd’hui, lorsqu’on veut nous faire acheter un produit, on vous dit qu’il est « bio ». L’écologie véritable, à laquelle j’aspire, est prise en otage par cette écologie urbaine qui est entre les mains des publicitaires. On joue avec le réchauffement climatique, qui est indéniable, en méprisant ses causes véritablement scientifiques.
Greta Thunberg, à propos de laquelle vous avez consacré un texte très polémique, est aussi selon vous une figure de ce capitalisme vert ?
Cette jeune fille est aux mains du capitalisme vert qui utilise l’écologie comme un bon argument de vente. À son âge, aussi intelligente soit-elle, je ne peux pas imaginer qu’elle puisse disposer des arguments nécessaires lui permettant de maîtriser l’ensemble des enjeux scientifiques derrière la question écologique.
Comment analysez-vous les différents mouvements sociaux aux quatre coins de la planète ? Y a-t-il quelque chose qui, hormis les différences, les rassemble ?
Aujourd’hui, ce n’est plus possible d’envoyer les militaires dans la rue, car tout le monde vous tombe dessus grâce, là aussi, à la circulation de l’information. Cependant, j’ai peur que tous ces mouvements ne soient qu’une espèce de grand frisson démocratique. Un dictateur s’en va et un autre le remplace... Et on pense que ça change tout. Ce n’est pas parce qu’on mettrait Macron à la porte et qu’on placerait Muriel Penicaud à sa place qu’il s’agirait d’une grande révolution démocratique. Tous ces mouvements sont le signe d’un ras-le-bol des peuples. Ils n’en peuvent plus de voir qu’il y a des fortunes insolentes et qu’il y a des gens qui font des guerres dans le seul but de s’enrichir. Comme Trump qui, avec un cynisme incroyable, déclare, après avoir tué Baghdadi, qu’il a fait ça pour sécuriser le pétrole… Aujourd’hui, grâce aux réseaux, les gens sont capables de descendre dans la rue très rapidement. Ce soulèvement des peuples me réjouit et, en même temps, je crains qu’il soit récupéré par les démagogues qui sont toujours là en embuscade. Les gilets jaunes ont été récupérés par Mélenchon, par la violence des casseurs et des Black blocs, etc. En quelque sorte, c’est la leçon de l’histoire : les peuples souffrent toujours de cette récupération.
« Il faut des paroles d’intellectuel dans un monde où n’importe qui fait l’intellectuel. »
Vous n’hésitez pas à être volontairement polémique. Est-ce bien le rôle du philosophe ? L’intellectuel contemporain doit-il être nécessairement engagé ?
Oui, il faut des paroles d’intellectuel dans un monde où n’importe qui fait l’intellectuel. De nos jours, tout le monde donne son avis et nous dit comment le monde doit fonctionner. Je ne vois pas pourquoi on s’étonne que j’intervienne sur tous les sujets. Pourquoi serais-je moins légitime qu’un footballeur ?
Vous écrivez : « La langue est attaquée ». Qu’entendez-vous par là ?
Mon père a été élevé par l’école républicaine. Il savait écrire sans faute. Il ne faisait pas d’erreurs de logique. Il avait appris quelques grands classiques de la littérature. La destruction de l’école a entraîné la destruction de l’intelligence. Il s’agit moins de former un citoyen qui pense que de créer un consommateur qui paye. On apprend de moins en moins de choses. Certains nous disent qu’il ne faut plus faire de dictées, de grammaire, etc. Or, le cerveau est un muscle : si on ne l’entretient pas, il entre en dégénérescence…
« Le progrès n’est pas un bien en soi. Il peut y avoir un progrès du mal, de la mort. »
À la fin de votre ouvrage, vous déclarez : « Je ne suis pas bien sûr de vouloir être progressiste ». En quoi le progressisme peut-il incarner, selon vous, une forme de nihilisme ?
Je suis opposé au progressisme tel qu’il nous est présenté actuellement. Le progrès n’est pas un bien en soi. Il peut y avoir un progrès du mal, de la mort. Dire à une femme pauvre qu’on va louer son utérus pour avoir un enfant ne représente pas, à mes yeux, un progrès. En ce sens, je ne suis pas un progressiste. Je ne joue pas à ce jeu qui consiste à opposer systématiquement les méchants populistes et les gentils progressistes.
Le socialiste libertaire et l’anarchiste que vous êtes peut donc être aussi conservateur ?
Bien sûr. La retraite a 60 ans, c’est très bien. Il faut la conserver. D’où vient cette drôle d’idée que parce que l’on vit plus longtemps, il faudrait nécessairement travailler plus longtemps ? Bien au contraire, il faut réduire la pénibilité et c’est très bien que des ouvriers partent tôt à la retraite. Faire des enfants tout nu sous la couette, ça a marché pendant des siècles. Pourquoi aller au-devant de problèmes en voulant tout changer ? Il faut conserver ce qui a fonctionné. Le changement à tout prix n’a aucun sens. Si on me donne la preuve que c’est mieux, je veux bien l’accepter, mais sinon… Aujourd’hui, on a l’impression que notre civilisation avance en aveugle.