Face à la pénurie, l’école parfois contrainte d’embaucher n’importe qui

mercredi 31 octobre 2018
par  SUD Éduc

Source (Libération)

Recrutés à la va-vite pour boucher les trous, les contractuels sont désormais utilisés largement par l’éducation nationale. Peu ou pas formés, certains s’en sortent. D’autres sombrent mais sont reconduits, pour ne pas laisser les classes sans enseignant.

Face à la pénurie, l’école parfois contrainte d’embaucher n’importe qui

Il se souvient de la scène comme si c’était hier. Son proviseur le convoque, l’air grave, pour lui annoncer la « bonne nouvelle » : « Voilà, le rectorat a enfin trouvé un remplaçant en SVT [sciences de la vie et de la terre, ndlr]. » La classe de première scientifique va enfin reprendre les cours, après des semaines de vide dans l’emploi du temps. Sur le moment, Denis (1), la trentaine et professeur passionné, se réjouit et ne comprend pas la mine déconfite du proviseur. C’était avant d’entendre : « Bon, il faut que je vous dise. Elle était caissière dans un supermarché ces dernières années, il va falloir l’épauler. »

Deux jours après, Micheline, la cinquantaine, débarque dans le lycée. « Elle m’explique avoir fait des études de biologie il y a quinze ou vingt ans. Et la voilà parachutée du jour au lendemain dans un lycée, sans formation… Forcément, la catastrophe. » Le premier jour, elle casse deux microscopes. « Les élèves sont carrément venus me chercher en plein cours pour me demander d’intervenir tellement c’était n’importe quoi. » Une autre fois, des élèves le hèlent dans la cour, l’un d’eux en panique. « On vient de me cracher dessus. C’est vrai, monsieur, que je peux être contaminé par le sida ? La nouvelle prof, elle nous a dit que ça se transmettait par la salive. » Un dimanche soir, elle lui envoie un texto à 22 heures pour lui demander ce qu’est l’effet de serre. Quand il raconte ces épisodes, Denis est traversé de rires nerveux, comme pour prendre de la distance, comme pour se dire qu’il ne décrit pas le système éducatif français.

« Juste un entretien »

Il est partagé entre l’envie de l’aider parce qu’elle est en souffrance et le souhait de s’en tenir loin « pour ne pas cautionner ce système. » Evidemment, insiste-t-il aussi, le cas de Micheline est « extrême ». D’autres contractuels s’en sortent « heureusement », comme Léo, avec qui il nous met en relation. Il est contractuel depuis deux ans et demi, après un master d’économie. « J’ai juste passé un entretien de vingt minutes, où l’on m’a questionné sur ma motivation. En gros, est-ce que j’étais sûr de vouloir enseigner ? Et à la fin de l’entretien, on m’a demandé si j’étais dispo dès le lundi suivant. Voilà comment je suis devenu prof de sciences économiques et sociales [SES]. J’ai eu deux journées de formation si je me souviens bien, et encore pas au tout début. Heureusement que j’avais des copains profs pour m’aider. » Dans ce lycée de Seine-Saint-Denis, 16 % de la salle des profs a le statut de contractuel : recrutés au niveau licence ou master, mais sans avoir passé le concours d’enseignant et donc sans avoir suivi la formation initiale de deux ans. Cette proportion n’a rien d’exceptionnel dans le coin. La semaine dernière, une étude très intéressante du Conseil national d’évaluation des politiques scolaires (Cnesco) a pleinement mis en lumière les inégalités territoriales : en Ile-de-France, il y a trois fois plus de contractuels dans les territoires défavorisés que dans les beaux quartiers. Ils sont près de 18 % dans les collèges des quartiers les plus en difficulté de Seine-Saint-Denis, contre 5,5 % dans le Paris chic ou la banlieue aisée de l’Ouest parisien. « Cette étude vient illustrer la gravité de la situation. L’éducation nationale a de plus en plus recours à des contractuels, et ils se retrouvent là où les élèves sont déjà en difficulté », résume, avec dépit, Paul Devin, secrétaire général du SNPI-FSU, syndicat minoritaire des inspecteurs de l’éducation nationale.

Même en primaire

A l’échelle nationale, le recours aux contractuels augmente. Les effectifs d’enseignants non titulaires ont presque doublé en moins de dix ans, passant de 16 257 non-titulaires en 2008 à 31 624 en 2016, selon un rapport de la Cour des comptes publié au printemps. La Cour parle d’une « tendance lourde à l’augmentation ». Le recours aux contractuels commence à s’étendre désormais dans le premier degré. On en dénombrait 296 en 2006, ils sont dix fois plus nombreux aujourd’hui : 2 420 enseignants pour l’année scolaire 2016-2017. « Jusqu’ici, l’éducation nationale s’interdisait d’en recruter en primaire, maintenant, elle se l’autorise aussi. C’est révélateur d’un changement de para digme », commente Philippe Frey, du Snalc, syndicat d’enseignants minoritaire. Dès 2012, son syndicat a ouvert une « section contractuels », mesurant le bouleversement en train de s’opérer : il ne s’agit plus d’un pansement pour pallier la crise des recrutements, mais bel et bien d’un nouveau mode de gestion.

Comme l’explique Pierre Périer, sociologue et professeur en sciences de l’éducation à l’université Rennes-II, « la crise du recrutement des enseignants, dans certaines disciplines comme les mathématiques, est en partie liée à ces politiques de recrutement par à-coups. » La recherche scientifique établit de façon claire que le nombre de candidats suit la même courbe que le nombre de postes ouverts au concours, avec un décalage dans le temps de deux ou trois ans. Ainsi, en diminuant les postes sous l’ère Sarkozy puis en les recréant massivement du temps de Hollande, les gouvernements successifs ont contribué à créer les conditions de déficit de postes… Et donc de recours aux contractuels. Pour Philippe Frey, « la vraie nouveauté, c’est surtout que ce gouvernement ne se cache plus de vouloir davantage de contractuels dans la fonction publique. Le Premier ministre l’a clairement dit cet été. » Et notamment dans l’éducation nationale.
« Comme si tout le monde pouvait faire notre métier… »

Paul Devin, du syndicat des inspecteurs d’académie, raconte ce choix cornélien auquel sont aujourd’hui confrontés les cadres de l’éducation nationale, se retrouvant à embaucher des personnes qui n’ont pas de compétences pédagogiques et à leur confier des élèves, parce que c’est « ça ou rien ». « Certains directeurs d’école peuvent percevoir notre absence de réaction comme du laxisme. En réalité, ce n’est pas cela, nous sommes coincés. » Une directrice d’école maternelle, préférant rester anonyme, s’en désole : « La situation est telle que, même quand on alerte la hiérarchie pour dire que tel ou tel contractuel fait n’importe quoi avec les élèves, il est malgré tout reconduit automatiquement… » Elle parle de cette étudiante étrangère, en thèse, qui a atterri le jour de la prérentrée 2017 pour remplacer un congé maternité. « Une calamité. Elle faisait des fautes de langue, mélangeant le féminin et le masculin. Je veux bien avoir de l’empathie, mais il y a des limites. Tu ne t’improvises pas enseignant comme ça. Il y a des règles de sécurité de base, comme ne jamais se mettre de dos aux élèves, par exemple. J’ai surpris les enfants en train de sauter sur les bancs, c’est hyper dangereux. » La directrice alerte à maintes reprises sa hiérarchie, écrit rapports sur rapports. Rien. La jeune femme restera en poste jusqu’à la fin de son contrat dans la classe… Avant d’atterrir à la rentrée dans une autre école de la ville, son contrat ayant été reconduit. L’académie de Créteil, l’une des premières concernées par le manque de professeurs titulaires, se défend. « Nous avons des exigences de qualité, nous faisons passer des entretiens d’une à deux heures. Jamais nous ne mettrons une personne totalement incompétente devant nos élèves. Et nous ne lâchons pas nos personnels dans la nature. » Une conseillère pédagogique, qui a depuis quitté son poste, témoigne : « J’allais les voir dans les classes, pour les aider tant bien que mal à garder la tête hors de l’eau. Mais ce n’était que du bricolage. On manque de temps. Le métier est déjà difficile quand on l’a choisi et que l’on a suivi la formation. Alors sans rien de tout cela, vous imaginez… »

Denis, sans sourire, conclut : « C’est violent pour tout le monde. Pour eux. Pour nous, enseignants. Comme si notre métier, au fond, tout le monde pouvait le faire. Comme si la mission de l’éducation nationale c’était de mettre un adulte devant les gosses. Point à la ligne. Mais le pire, c’est pour ces parents et ces élèves qui font confiance à l’école et à qui on ment. »