François Ruffin, « Ce pays que tu ne connais pas » : me mettre à votre place, dans votre peau

mercredi 27 février 2019
par  SUD Éduc

Un extrait pour te donner envie du petit dernier de François Ruffin. Pas un journaliste pour le dire mais, normal, pas un journaliste pour le lire : c’est de l’humanité à gros bouillon.

[…] Sauriez-vous écouter, écouter vraiment, écouter patiemment, une Laurelyne, un Patrick, une Peggy ? Sauriez-vous les écouter, une phrase amenant l’autre, comme on dévide une pelote, sans les juger trop vite, sans les conseiller même ? Sauriez-vous écouter les silences, les non-dits, le peu de mots, combler les lacunes du récit ? En toute franchise, je suis sceptique.
Vous faites tout ça pour trente euros ?

C’est un exercice, vous savez. Comment vous expliquer ? J’avais rendez-vous, jeudi dernier, avec des femmes de ménage de l’Assemblée. On voudrait, avec la CGT, leur gratter un treizième mois, limiter les temps partiels, passer en horaire de journée. Pendant le tour de table, Graziella me retraçait son « casse-tête » pour venir à l’aube des Mureaux :

« Je me lève à 4 heures, je prends le bus à 4h53, il m’amène à la gare à 5h03, là en principe j’arrive à Saint-Lazare à 6h10. Mais souvent, le train est en retard. Des fois, je pleure. Ensuite, après le travail je retourne à 9h07…

– Donc, vous venez pour même pas trois heures ?

– C’est ça. Depuis 1993.

– Vous faites tout ça pour trente euros ?

– Voilà. On n’a pas le choix. »

Je l’ai retranscrit comme ça, proprement, mais Graziella a un fort accent, portugais, elle est cap-verdienne comme beaucoup de ses collègues. Chaque information s’arrache, laborieusement, on répète la question, on fait répéter la réponde. Elle dispose de peu de mots en français pour dire sa tristesse et sa joie, sa résignation et sa colère. Alors, en l’écoutant, je ferme les yeux, et là encore, en écrivant, devant l’écran, je ferme les yeux. Je me concentre. Je fais un effort. Pour me mettre à sa place. Dans sa peau. Pour adopter son point de vue, une expression que j’affectionne, point de vue : le lieu d’où l’on voit le monde.