Hebdo du Club #73 : la stratégie du blocage

jeudi 5 décembre 2019
par  SUD Éduc

5 déc. 2019 Par Livia Garrigue Édition : L’Hebdo du Club

Grève générale, radio alternative, blocages de ronds-points, de centres commerciaux, d’entrepôts Amazon et de mégaprojets, ruses individuelles pour soutenir la grève : la tactique du blocage, pourtant vieille comme les luttes sociales, écologiques et anticapitalistes, déplace le curseur de la radicalité et apparaît en source inépuisable de créativité politique.

« A demain », lisait-on mercredi 4 décembre au soir à la fin d’un billet sur les « signaux faibles » de la révolte du 5 décembre ; « C’est le moment ! », s’enthousiasme une autre conclusion ; « Y a manif, demain, 99 boulevard Magenta, à 14h ! », ajoute une voix anonyme dans le 4e épisode du podcast des grévistes de Radio France, alors que d’autres sifflotent en se préparant à la lutte, placides mais déterminés. Appels personnels ou collégiaux, mails envoyés à son cercle professionnel, tactiques individuelles pour s’arrêter de travailler, témoignages de premières fois (« Le premier jour de grève de ma vie »), les gestes parfois microscopiques et les récits qui préparaient la grève interprofessionnelle du 5 décembre, ces derniers jours, dessinent un trait d’union de l’individuel au collectif (« Ma grève, notre grève », formule Liliane Baie). Ils estampillent le 5 décembre en date décisive, et, fugitivement, arrêtent le temps : « Pourquoi est-ce que cette fois j’ai barré mon agenda d’une grande zébrure verticale sans appel » demande notre blogueuse ; « Franchement, cela n’a pas été réfléchi : c’était instinctif ».
Blocage d’une mine de charbon en Allemagne par Ende Gelände en 2015 - "Vous avez dit radical" ? Par Alternatiba Blocage d’une mine de charbon en Allemagne par Ende Gelände en 2015 - "Vous avez dit radical" ? Par Alternatiba

Enrayer la machine

Ce qui émerge de cette effervescence pré-5 décembre, (« la fièvre », nous dit Zazaz) c’est l’enthousiasme du blocage. L’impatience fébrile d’enrayer la machine, inhiber les flux, barricader l’ordre normal des choses, « arrêter l’appareil productif », résume le groupe Jean-Pierre Vernant dans le blog de Pascal Maillard. Peser dans le rapport de force. Car « arrêter le travail, c’est manifester notre capacité politique », rappelle simplement Théo Roumier dans « Militantes de la grève ». La grève est « notre pouvoir réel », et s’en emparer collectivement, « c’est le faire en tant que classe ». Ces « militants de la grève » ont notamment répondu, par billets, mails ou commentaires, à notre appel à témoignage (« Appel à témoignages : il était une fois la grève… ») auquel vous pouvez toujours réagir.

Mais partout, la fièvre du blocage outrepasse la seule question des retraites (sur laquelle nos contributeurs sont au rendez-vous : ici avec Eric Berr des économistes atterrés, ici une analyse d’Yves Faucoup, là par l’économiste Benoit Borrits). Et qu’il s’agisse d’occuper un rond-point, une mine de charbon, une route, un entrepôt Amazon ou un centre commercial, ou bien tout un pays lors d’une grève interprofessionnelle, le blocage est toujours l’occasion d’interroger nos stratégies individuelles et collectives.
Dessin de Fred Sochard Dessin de Fred Sochard

Embranchement des luttes

Rendez-vous des luttes, le 5 décembre cristallise une indocilité plus générale vis-à-vis du néolibéralisme et des politiques publiques qui le reconduisent, en harassant les plus vulnérables et en détruisant le vivant. Les tribunes publiées ces jours-ci sont des symptômes de cet embranchement des luttes. Un ensemble de collectifs de lutte contre le dérèglement climatique, dans leur appel à la grève, le formule ainsi : « nos résistances sont multiples, et porteuses des mêmes valeurs » ; car « l’exploitation des travailleurs-euses et des ressources naturelles font système ». Plus possible « d’ignorer les dramatiques conséquences du capitalisme néolibéral sur la vie humaine et le vivant en général », surenchérissent des enseignants dans une autre tribune (texte du monde éducatif, de la maternelle а l’université, à l’initiative du collectif Gilets Jaunes Enseignement Recherche). Un appel qui montre combien blocage peut signifier déblocage. Mais aussi créativité politique et émancipation : « Des blocages des ronds-points aux assemblées, des expériences communalistes locales aux luttes aux côtés des salariés des entreprises : beaucoup sont passées à la construction collective et à la réappropriation de leur vie. »

Pour une autre temporalité

Et plus encore, le blocage recèle une certaine poésie. Une poésie sonore d’abord, grâce aux salariés de Radio France en grève, qui refusent de délaisser complètement les micros et les tables de mixage. Dans leur podcast « Radio Dedans Dehors », qui relate la grève de l’intérieur, des voix s’entrelacent. Des sons captés en A.G., des souvenirs de gosses (des salariés racontent la radio de leur enfance : les voix de France Inter dans la salle de bains le matin, l’étrangeté des émissions de France Culture il y a 15 ans, les jingles, les scotchs sur le transistor pour retrouver les différentes stations…), mais aussi récits de professeurs, cheminots, soignants, pompiers, dont les douleurs et fatigues s’agrègent à celles des collaborateurs et techniciens de Radio France. Car tous se voient soumis aux mêmes logiques de rentabilité héritées du secteur privé. Et dans le quatrième épisode paru aujourd’hui, les voix des employées du ménage, qui se lèvent à 4h30 du matin pour nettoyer la maison ronde et ses moquettes salissantes. Subrepticement, ces taiseux cachés derrière la playlist de la grève se ré-emparent de la parole, mais aussi celles et ceux que l’on n’entend jamais (ou si peu, par effraction) à la radio. En se réappropriant les univers sonores bien connus de nos stations, les salariés créent, à la faveur de la grève, le plaisir d’une radio parallèle et clandestine.

Les flâneurs refleurissent sur les trottoirs

Germe d’insurrection, le blocage laisse entr’apercevoir un étrange monde post-capitaliste, alternatif, ralenti. Usul en parle très bien, à propos du Paris de la grève de 1995 : « S’ouvrait un Paris alternatif, un peu bloqué, un peu mort, un peu râleur, un peu hors du temps ». Hors du temps, le texte d’appel à la grève d’abord publié sur le site Lundi am (repris partout et republié ici par Jean-Marc B et par Josep Rafanell I Orra, « 5 décembre et après : on va faire simple »), l’est aussi. « La seule ville redevenue un peu vivable, c’est celle où les flâneurs refleurissent sur les trottoirs parce que le métro est à l’arrêt. La seule bagnole admissible, c’est celle où l’on s’entasse à six à force de prendre des autostoppeurs ». Et plus prosaïquement, « Seul un pays totalement à l’arrêt a quelque chance d’afficher un bilan carbone compatible avec les recommandations du GIEC ». Il faut donc « briser la machine » pour « commencer à réparer le monde », et ne pas s’attendre à reprendre le traintrain de la normalité, mais à « entrer dans une nouvelle temporalité, ou rien ».

Production de gaz à effets de serre, extractivisme, déforestation, et dévastation des écosystèmes

C’est aussi dans l’optique d’un tout autre paradigme et d’un autre modèle de société que s’inscrivent les fougueux militants du jeune collectif Désobéissance Ecolo Paris, qui espèrent « des états généraux de l’écologie, ou un processus révolutionnaire démocratique de cette sorte, par lequel les citoyens reprendront eux-mêmes en main leur avenir collectivement ». Reliant la question de la réforme des retraites à la destruction du vivant dans « Goodbye Goodbye Retraites : en grève jusqu’à la retraite ! » ils expliquent que « Le rapport Delevoye se fonde sur des prédictions décroissance économique d’au moins 1% par an : ce qui signifie notre mort écologique. Qui dit croissance dit production croissante de gaz à effets de serre, extractivisme, déforestation, et dévastation des écosystèmes ».

Nous, improbables retraités de 2060

« Nous, improbables retraités de 2060, avons des parents et des grands-parents, des vieux amis, que leur travail use et ennuie depuis des décennies. Nous connaissons la fatigue imprimée sur leurs visages, et dans leurs corps. Eux se battront pour ne pas avoir à trimer plus : la lutte pour leur retraite est une question de survie et de dignité. Nous serons donc à leur côtés ». Outre l’indissolubilité des questions écologiques et sociales, ce très beau texte pose les bases d’une solidarité intergénérationnelle malgré le tiraillement existentiel que représente la lutte pour une retraite décente lorsqu’on a moins de 30 ans : comment se battre pour les retraites quand on n’y croit plus ? « Pour notre génération, une certitude : la retraite ne viendra jamais ». Non pas aux acquis sociaux en phase de déperdition, mais parce que « le capitalisme se délabre à vue d’œil, et avec lui, la promesse d’une vieillesse pensionnée ». Pour Lucas Alves Murillo, étudiant en sciences politiques, c’est d’un poids des luttes passées, d’une pesanteur historique (notamment celle de 1995), dont les jeunes doivent de délivrer : « Permettre la mort symbolique de 1995, c’est redonner une jeunesse а 2019 et à ses combats. Pour la jeunesse, il faut c’est se réapproprier la parole mais aussi l’histoire ».

Vidéo "Occupons le terrain" dans le blog de "Partager c’est sympa" Vidéo "Occupons le terrain" dans le blog de "Partager c’est sympa"

Occuper le terrain

Cet entremêlement d’optimisme désabusé et de pessimisme déterminé, qui résume avec justesse les tiraillements de cette génération, est aussi celui qui habite les blocages locaux, disséminés sur le territoire, contre des « fermes-usines, de nouvelles autoroutes qui balafrent les paysages, des centres commerciaux qui bétonnent des terres agricoles, des incinérateurs qui polluent… » résument les activistes de la campagne « Superlocal », projet collectif qui accompagne les luttes localisées en cartographiant le territoire pour « regagner du terrain » afin de — tout simplement — « avoir un impact direct là où on habite ». Déconstruisant la fable de la « création d’emplois » par la construction d’entrepôts Amazon ou de gigantesques complexes commerciaux, ils rappellent qu’Amazon détruit 2 fois et demie plus d’emplois qu’il n’en crée. Une initiative à corréler au mélancolique billet de l’urbaniste Jean-Pierre Charbonneau sur la ville de Tonnerre, stigmate du dépérissement des villes moyennes en France, non sans rapport avec les panthéons de la surconsommation qui essaiment aux périphéries des communes, brisant la dynamique et le lien social dans des centre-villes désertés. D’où l’ajout d’un commentateur au billet de J-P Charbonneau :

Sueurs et courbures de milliers de salariés

« Bloquer les multinationales par la désobéissance civile, symboliquement mais aussi physiquement comme cet été dans les mines de charbon en Allemagne ou comme Vinci à Notre-Dame-des-Landes, tel est l’objectif que se fixent de plus en plus d’habitantes de notre planète. Voilà bien la seule croissance qui puisse sauver les écosystèmes ». Ainsi les militants d’Attac résumaient-ils en octobre la montée d’une ferveur du blocage anticapitaliste, mise en pratique notamment lors du « Vendredi Noir » ou, dans la langue du capitalisme « black friday », ce vendredi 29 novembre. S’adressant directement aux salariées, intérimaires et livreurslivreuses d’Amazon, Attac a expliqué sa démarche : « Nous avons conscience que nos actions peuvent générer de l’appréhension, de la colère et du rejet ». « Pourtant, nous sommes là pour batailler avec vous pour un monde où Amazon ne dicterait plus sa loi et sa vision de notre avenir commun ». L’occasion de relire en parallèle le texte du Collectif « Ma Zone », en lutte contre l’entrepôt Amazon construit à Brétigny-sur-Orge, « Amazon à contre-histoire », sur l’illusion de fluidité de l’achat en un clic et du shopping en ligne, lesquels se payent « des sueurs et des courbures des milliers de salariés qui s’échinent quotidiennement sur la chaîne infinie de boîtes aux sourires de carton ; mal payés, mal assurés, précarisés, surveillés ». L’individu comme rouage d’une machine, « jetable, substituable, réductible à un chiffre indiquant une certaine productivité ».

Comme une évidence citoyenne

À Clermont-Ferrand, c’est par un enthousiasmant portfolio que Georges, retraité, militant et photographe, a chroniqué le blocage d’un centre commercial pour dénoncer cette « journée de surconsommation » du vendredi 30 octobre par des citoyens et des militants de Youth for Climate. Il y conte la vitalité collective et la joie des liens intergénérationnels qui se tissent. La clameur du blocage, mais aussi le calme, le flegme de l’action non-violente, qui s’étire sur une journée, arrête le temps, s’installe dans une temporalité autre, sous l’oeil nerveux des vigiles (« ...regard vigilant, visage apaisé. Ni colère ni nervosité. Simplement, être là, comme une évidence citoyenne, une responsabilité assumée »). Bref, une « journée festive, alternative et revendicative ». Car « la planète est en rupture de stock », comme le synthétisait Jean-Michel M. via ANV-COP21 dans son billet « Black Friday, la planète au rabais ».

Photo Georges à Clermont © Photo Georges à Clermont Photo Georges à Clermont © Photo Georges à Clermont

Encombrant, gênant par essence et parastaire, agaçant pour certains utilisateurs et pour les consommateurs, le blocage « oblige à se positionner » résumait Guillaume Halb dans un guide du bon blocage en 2018 ; il accule au choix, met devant le fait accompli. Incommodants, les blocages sont parfois désignés comme « radicaux » même lorsque les actions sont non-violentes. Une qualification qui a inspiré à Alternatiba un billet d’analyse sur la notion de radicalité. Une action est radicale « selon son niveau de confrontation physique, la prise de risque physique ou juridique qu’elle implique, son apparence subversive ou encore le niveau de répression ou de condamnation qu’elle suscite de la part du pouvoir », mais le terme sert souvent à diaboliser des actions de désobéissance civile qui n’appellent pourtant aucune confrontation violente, à l’instar de l’action de blocage menée au sommet pétrolier de Pau par ANV-COP21. La confrontation, bien souvent, arrive par la répression.

Franchissement des lignes de police lors de l’action de blocage du sommet pétrolier MCEDD à Pau en 2016 © @Alternatiba Franchissement des lignes de police lors de l’action de blocage du sommet pétrolier MCEDD à Pau en 2016 © @Alternatiba
Dans un billet précisément intitulé « Blocage », l’auteur(e) du blog Carbure dessine — en critiquant les théorisations du Comité Invisible — les limites de ce mode opératoire qui paradoxalement s’insère dans le paradigme logistique qui est celui des forces de l’ordre : « La gestion de la grève devient une question de maintien de l’ordre, et une question de logistique. […] Dès lors, il ne faut plus négocier, il faut "débloquer", physiquement ». Or « dans le rapport de forces actuels, la logistique est non seulement le point fort de l’Etat, mais aussi le moyen par lequel il envisage de durer toujours : il lui a fallu moins de trois semaines pour évacuer les ronds-points des Gilets jaunes et faire cesser les blocages ». Conclusion sans appel : « les "luttes sur la circulation" et la stratégie du blocage […] sont vouées à l’échec ».

Un authentique processus révolutionnaire

Autre déviation vis-à-vis de la tactique du blocage, Céline Wagner, tout en soutenant les grévistes, interroge dans un texte touchant sa situation paradoxale d’artiste radicalement insoluble dans une société productiviste : « Qu’est-ce qu’un peintre en grève ? A première vue, c’est une personne qui arrête de peindre. Or, peindre est précisément ma façon de m’opposer à ce monde capitaliste qui voudrait que la vie ait un caractère utile, que l’existence humaine soit rentable ». La beauté des moments d’ébullition et de rébellion, finalement, réside dans ces récits de micro-stratégies, à l’échelle intime et personnelle. Des travailleurs indépendants qui stoppent leur activité symboliquement, des étudiants ou chômeurs qui fabriquent une grève avec des bouts de ficelle. Mais surtout des retraités, prêts à manifester malgré les risques de tirs de LBD et autres grenades de désencerclement, pour soutenir les générations plus jeunes.

Et sur cette camaraderie intergénérationelle pas toujours au rendez-vous, je redonne, pour finir, la parole aux jeunes du collectif Désobéissance écolo, sur le lien - pas flagrant à vue d’oeil - entre l’écologie et la question du grand âge : « Une écologie conséquente ne considère pas la démographie ou la vieillesse comme un problème, quand c’est l’organisation capitaliste de la vie qui rend ce monde invivable et injuste ». Finalement, le blocage d’aujourd’hui, la bataille des retraites, « c’est l’occasion pour l’écologie de poser à nouveaux frais la question de la vieillesse, de l’entraide, du soin, qui sont les conditions mêmes d’un monde habitable. Bref, l’occasion d’amorcer un authentique processus révolutionnaire ».