Ici, pas de chef, chacun compte pour un !

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lundi 14 janvier 2019
par  SUD Éduc

Un article qui explique le fonctionnement des gilets jaunes basé sur la démocratie participative. Une véritable expérience sociale de représentativité et de lutte qui se construit de manière efficace. Une belle leçon de démocratie directe.

Jeudi, 10 Janvier, 2019

La cabane des gilets jaunes trône au cœur de Commercy (Meuse). Partisans de la démocratie directe, ils veulent empêcher à tout prix que leur parole soit confisquée. Le 30 décembre, ils ont lancé un appel à constituer des assemblées démocratiques.

Une mince couche de givre et de neige mêlée recouvre les rues de Commercy. En ce début de matinée, le thermomètre affiche – 5 °C. En plein centre-ville, à deux pas du château Stanislas, la place du Général-de-Gaulle est quasiment déserte. Seules quelques personnes bravent le froid autour d’un brasero posé devant une construction faite de poutres, de planches de bois et de bâches en plastique.

La cabane des gilets jaunes trône là depuis début décembre. Chaque jour, elle est ouverte de 8 heures jusqu’à 19 heures, parfois même au-delà de 20 heures quand l’assemblée générale quotidienne convoquée à 17 h 30 dure plus longtemps qu’à l’accoutumée. Les 6 000 habitants de Commercy peuvent venir y faire part de leurs revendications ou de leurs doléances. La centaine de gilets jaunes de cette sous-préfecture de la Meuse vient s’y informer et y décider des actions. Ils y ont aussi fêté la nouvelle année. Pour beaucoup d’entre eux, touchés par « la fraternité ambiante » ou parce que la lutte commune a « brisé les solitudes », ce réveillon fut « le plus beau depuis longtemps ». « Sans les gilets jaunes, nous ne nous serions jamais rencontrés. Nous sommes devenus une vraie famille », explique Marlène, sourire aux lèvres. Ici, chacun vient librement. « On ne demande à personne ce qu’il pense. On ne juge pas », explique René, retraité de l’éducation nationale. « Chacun est libre de ses opinions. » Parfois, les discussions sont vives. L’évocation de la thèse d’extrême droite sur « le grand remplacement » suscite une sévère engueulade.

BFMTV et la presse locale...

En semaine et en journée, ce sont surtout des retraités et des privés d’emploi qui assurent la permanence à la cabane. En soirée et le week-end, ils sont rejoints par des salariés. Autour d’un café fourni gracieusement par le Café du marché et des pâtisseries et croissants donnés par une boulangerie de la ville, les discussions vont bon train. Ce matin, les images de l’arrestation musclée d’Éric Drouet, la veille à Paris, alimentent la conversation. « Femme au foyer » âgée de 45 ans, Frede ne décolère pas contre ce nouvel épisode de la répression gouvernementale. Très vite, elle évoque les tirs de grenades lacrymogènes ou assourdissantes qu’elle a essuyés récemment avec d’autres gilets jaunes alors qu’ils défilaient « pacifiquement » à Nancy ou à Metz. La critique glisse ensuite sur les médias accusés de « désinformation ». Les gilets jaunes regardent de plus en plus la chaîne russe RT France. Dans leur collimateur : les chaînes d’information en continu, BFMTV en tête, mais aussi la presse locale. « À Metz, nous étions près de 3 000 et “l’Est républicain” a écrit que nous étions 500 », accuse Dédé. Bien accueillie, « l’Humanité Dimanche » verra néanmoins sa présence soumise à l’approbation de l’assemblée générale, tandis qu’une demande de relecture de l’article sera finalement abandonnée.

« C’est la dictature, la répression permanente. Macron veut nous faire taire », commente Jacques, retraité. Mais pas de quoi les décourager de lutter. Sur son gilet jaune, où elle a dessiné « une croix de Lorraine parce qu’elle est lorraine », Frede a écrit le nom de chaque ville où elle a manifesté. Le 5 janvier, Épinal devait rejoindre sur la liste Metz, Nancy ou encore Paris. Les autres gilets jaunes présents expriment la même détermination. René assure ne pas avoir constaté de baisse de la mobilisation, tout juste « un tassement » pendant les fêtes. À l’instar de ce retraité de l’éducation nationale, tous s’attendent à ce que les manifestations reprennent de plus belle courant janvier. « Les sans-dents sont devenus des sans-culottes », lâche tout sourires une retraitée qui répond au surnom de Banou.

Et pour cause. Ici comme ailleurs en France, les gilets jaunes estiment ne pas avoir obtenu gain de cause. Les mesures annoncées par Emmanuel Macron sont jugées « très loin du compte » par ces retraités, ces salariés ou ces privés d’emploi unis par les fins de mois « impossibles ou difficiles à boucler ». « Macron nous a lâché des cacahuètes », balance René. Nicolas, la trentaine, acquiesce. Ce salarié de la grande distribution, qui gagne 1 184 euros par mois, s’est rendu à la CAF pour calculer le montant de sa prime d’activité. « On m’a dit qu’elle allait augmenter de 104 euros mais qu’en conséquence mon APL allait baisser de 250 euros », raconte-t-il, encore abasourdi par une telle « absurdité ». « Non, décidément, le compte n’y est pas », assure aussi Jacques. Entre CSG et taxes sur la consommation, le retraité, qui estime avoir perdu environ 200 euros par mois, s’inquiète plus pour « l’avenir des enfants et des petits-enfants » que pour le sien. Une peur qui se double d’un sentiment d’injustice. À Commercy aussi, la suppression de l’ISF ne passe pas.

« Macron démission »

La seule prononciation du nom du chef de l’État suffit à mettre en colère un autre retraité de l’éducation nationale, également prénommé René. « Macron démission, Macron démission… » scande-t-il sous le regard approbateur d’autres gilets jaunes. Comme eux, il ne digère pas d’« avoir été traité de foule haineuse » par le locataire de l’Élysée lors de son allocution télévisée du 31 décembre. Pour beaucoup, le président et son gouvernement ont perdu toute légitimité à gouverner. Banou ne voit qu’« une solution, qu’ils dégagent tous ».

La « consultation nationale » annoncée par Emmanuel Macron censée mettre fin à la crise ne suscite que méfiance. « Les consultations, on connaît. À Bure, le projet d’enfouissement des déchets nucléaires a fait l’objet d’un débat public qui n’a rien changé. Tu peux bien y dire ce que tu veux. Au final, c’est le gouvernement qui décide », explique Guy, retraité. Les gilets jaunes n’ont « pas confiance » non plus dans les municipalités pour recueillir l’avis de la population, craignant qu’il soit là encore « dénaturé » ou « récupéré ». Aussi, à Commercy, ils ont décidé de « prendre les choses en main ». À l’entrée de leur cabane, une pancarte invite chacun à faire part de ses revendications. Des porte-à-porte sont aussi organisés. Les doléances sont précieusement recueillies sur des carnets à souches numérotées et autocopiantes. « Comme ça, quand tu donnes ton avis, tu repars avec un double et, grâce au numéro, tu peux le retrouver plus tard pour le compléter si besoin », explique René.

Les gilets jaunes de Commercy sont de fervents partisans de la démocratie directe. Chaque action, chaque communiqué, chaque proposition ou revendication est soumise au vote lors de l’assemblée générale quotidienne. « Nous sommes tous à égalité. Chacun compte pour un. Ici, pas de chef », explique Guy. À l’inverse, la démocratie représentative suscite la défiance. « Ceux qui sont élus ont tôt fait de s’arroger du pouvoir sur les autres », poursuit-il. Néanmoins, beaucoup concèdent la difficulté de fonctionner en permanence en assemblée générale et de la nécessité de se doter de délégués. « Il faut bien en passer par là », explique Choco, retraité qui se remémore son expérience de militant syndical dans le bâtiment.

Des délégués révocables à tout instant

Jean-Philippe, retraité de la tréfilerie anciennement Arcelor, se rappelle les délégués CGT de l’entreprise : « Les gars avaient du répondant. Ils savaient tenir tête au patron. » À Commercy, les gilets jaunes désignent des délégués si besoin. Mais leur rôle est uniquement de « mettre en œuvre les décisions ». Surtout, ils peuvent être révoqués à tout instant.

Le 30 décembre, pour défendre leur conception de la démocratie, les gilets jaunes ont lancé depuis leur cabane un appel à leurs homologues partout en France et plus largement à ceux qui ont « la rage au ventre ». Ils invitent à créer « des assemblées démocratiques dans un maximum d’endroits » et à ouvrir des cahiers de revendications. Cette démarche est, selon eux, le moyen de « ne se laisser confisquer la parole par personne ». Ils appellent aussi à refuser les représentants autoproclamés et l’idée de présenter des listes aux prochaines élections. « Si on fait cela, de marchandage en concession, on va se faire bouffer par le système », explique Pierre, travailleur précaire de 27 ans. L’exemple d’Édouard Martin, ex-syndicaliste CFDT d’Arcelor à Florange (Moselle), devenu eurodéputé PS, est souvent cité. À l’instar de Banou, qui l’accuse d’avoir « craché sur la tombe de Jaurès », les plus sévères estiment qu’il a trahi son camp. Ceux qui ne remettent pas en cause la sincérité de sa démarche jugent qu’elle « n’a rien changé ».

Le RIC, entre intérêt et scepticisme

Le référendum d’initiative citoyenne (RIC), en faveur duquel ont fleuri les pancartes ces dernières semaines dans les manifestations de gilets jaunes, suscite à la fois intérêt et scepticisme. Intérêt car, comme l’explique René, « ce peut être un moyen pour le peuple de décider directement sans passer par des élus ». Scepticisme car « Macron va chercher à le dénaturer pour protéger son pouvoir », poursuit-il. Pierre s’inquiète que « le RIC conforte au final la démocratie représentative » en cantonnant le peuple à « un rôle d’arbitre ».

Dans leur appel du 30 décembre, les gilets jaunes de Commercy proposent aussi d’organiser « une grande réunion nationale » des assemblées démocratiques locales. Composée de délégués venus de toute la France, cette « assemblée des assemblées » permettrait de mettre en commun les cahiers de revendications, de débattre des suites du mouvement et de « décider d’un mode d’organisation collectif, authentiquement démocratique ». Selon Claude, un fonctionnaire des finances publiques et ancien syndicaliste, une quinzaine de collectifs locaux de gilets jaunes des villes de Saint-Nazaire, Toulouse ou encore Nantes auraient déjà donné leur feu vert et assuré de leur présence le 26 janvier prochain, à Commercy. « S’organiser est le seul moyen d’éviter la récupération et d’assurer l’existence du mouvement dans la durée », plaide Claude. Durer ? « Tant que c’est nécessaire », jure Frede, qui imagine déjà la cabane en été.
Pierre-Henri Lab