« Je suis la grève face à vous, la colère partout, ruinée mais déchaînée »

dimanche 19 janvier 2020
par  SUD Éduc

Comment un jeune homme que l’on devine brillant, sensible et sincère dans ses intentions de servir un pays a pu basculer dans l’obscurantisme d’un pouvoir absolu ?
Comment quelqu’un ayant eu, par amour, l’audace de s’affranchir des normes sociales et d’une morale machiste dominante a fini entre les mâchoires de requins économiques qui n’hésiteront pas à le dépecer s’il y va de leurs intérêts ?
Comment cet homme a pu ignorer de la sorte les souffrances de citoyens qui partagent avec lui un sol commun, une histoire commune, des valeurs héritées ?
Comment il a pu les animaliser et manquer d’ autant de « reconnaissance » en eux, de telle sorte qu’ils ont perdu toute confiance dans les valeurs portées par ce « Nouveau monde » qu’il nous présentait comme une ère nouvelle qui allait mettre fin à des années d’incertitudes, d’injustices et de peurs.
Comment peut-il essayer d’effacer toute identité culturelle d’un peuple qui a été capable d’accueillir, intégrer et assimiler des centaines de milliers d’Hommes et de femmes venus des quatre coins du monde et qui aurait dû être un exemple pour les sociétés de demain ?
Ses conseillers doivent trouver que la soupe est bien grasse et qu’il faut le complaire, s’offusquer des moqueries populaires, sanctionner les crimes de lèse majesté, l’insolence, l’irrévérence, l’humour sans arrière pensée, indispensables pour vivre un quotidien de privations et de labeur. Plus il se durcit, plus le peuple le moque. Moins on le respecte, plus il se durcit et ce ne sont pas les reportages des médias à ses bottes qui vont apaiser la situation en nous montrant une bourgeoise qui s’offusque du blocage du Louvre par les grévistes. Qui dans les campagnes a la possibilité d’aller visiter le Louvre et de se payer une nuit d’hôtel à Paris  ?
Nous, enseignants, le savons mieux que quiconque : Le respect ne s’impose pas, il se gagne et il est impossible à quiconque n’a pas comblé les besoins premiers de s’intéresser à autre chose qu’à sa survie.
Il ne suffirait pourtant que de quelques mots de compassion, de reconnaissance envers nos voisins, amis, salarié-e-s, compatriotes mutilés, meurtris et pour certains brisés par une violence imposée de l’intérieur. Il suffirait vraisemblablement d’une déclaration et de l’attribution de certaines aides pour les accompagner dans leur nouvelle vie pour apaiser une partie de la colère populaire.
En ce qui concerne les retraites, c’est vraiment un signe de notre époque que Sarkozy puisse voir chez Berlusconi un exemple de réussite politique sans jamais nommer « le meilleur Président au monde » comme fut célébré José Mugica de façon unanime à travers toute la planète : Mais, n’est pas José Mugica qui veut et il est mille fois plus facile de se vautrer dans la corruption des criminels économiques que d’adopter la sobriété de l’exemplarité.

Cléone, lettre #3
paru dans lundimatin#225, le 17 janvier 2020

Je suis Cléone et on ne me rattrapera jamais… [1]
Je suis marronne, je suis le chœur du Bloc.
Je suis le cortège qui bille en tête vous a renversé et vous renversera encore.

Je suis la grève, celle que j’ai foulé il y a des siècles, le corps hagard, rompu et enchaîné, mais vivante. Je suis la fuite, l’échappée. Je suis la rapine, la ruse, l’incendie, le poison, la machette retournée contre vos gorges. Je suis la rumeur des soulèvements du passé parvenue jusqu’à vous. Les mornes, les oasis, les communes, les landes, les friches, les squats sont ma terre. Le monde qui vous survivra est un Quilombo.

Je suis le spectre de la révolution.

Mon esclavage, mon labeur, ma vie vous a nourri, soigné, blanchit et élevé, lavé, éduqué, transporté et diverti. Ma sueur, mon sang, mon sexe vous ont assez enrichis. A mon tour, je veux vous affamer.

Je suis la grève face à vous, la colère partout, ruinée mais déchaînée. Je suis désespoir, joie et fureur. Je suis la pénurie, le blocage, le sabot dans le rouage de la machine, je suis le train arrêté en pleine voie, le piquet de grève, le bateau à quai, l’occupation, l’amoncellement de palettes, de pneus, la barricades de chaises, le fumigène, le bris de verre… je suis l’obscurité du courant coupé.

Je suis lucidité.

Je suis nue ; sans robe noire, sans blouse blanche, sans cartable et sans livre, sans outils et sans arme… Je vous les jette à la gueule. Je suis combattante : danseuse, chanteuse et musicienne aux marches de vos palais, je suis solidarité.

Je suis celle qui t’aide à te relever en pleine embuscade, à t’échapper de la nasse, à revenir ensemble à la charge. Je suis Street Medic.

Je suis réalité.

Je suis le butin, la caisse de grève, le nerf de la guerre. Je suis condition d’existence.

Je reprends corps. Vous allez battre en retraite.

Je suis sans boulot. Exploitée, dépouillée, endettée, édentée, je suis celle qui dort dans sa voiture, qui roupille dans la rue, qui vole dans vos poubelles ; celle qui crève en EPHAD. Je suis votre bilan politique.

Des lustres à ingurgiter vos éléments de langage, vos flux d’images, vos insultes, vos imaginaires, vos dénis, vos trahisons, vos comptages, vos indignations, vos mépris, vos manipulations, vos compassions. Vous êtes nauséabonds.

Je vomis votre pouvoir d’achat, votre Etat de droit, votre rétablissement de l’ordre, votre universel, vos politiques d’égalité, votre épouvantail d’âge pivot, vos coupes budgétaires, vos fonds de pension, vos dividendes, votre PIB, votre société de consommation, votre plastique sur vos produits bio, vos RIO, vos tribunaux, votre Europe, vos privatisations, vos armées, vos pillages, vos saccages, votre morale, votre humanisme, vos humanitaires, vos égouts et vos décharges. Je suis lutte des classes.

Je suis la lutte idéologique même.

Je suis notre rencontre funeste. J’ai trébuché, ployé… Je suis ensanglantée, je suis assassinée. J’ai succombé sous la charge de votre brutalité meurtrière. Je suis l’eau dans les poumons de Steve Maia Caniço dans Nantes insurgée. Au milieu de la cour de la gendarmerie de Persan, je suis l’air qui manque dans les poumons d’Adama Traoré qui vous implore. Je suis le cœur qui cesse de battre de Cédric Chouviat au pieds de la Tour Eiffel. Partout vos genoux sur mon dos, je suis nos morts, je suis votre crime.

Dans les yeux endeuillés des familles : Cléone-Antigone est vérité. Je suis justice.

Je suis le bras fantôme qui ne cessera plus de vous renvoyer vos bombes et vos grenades assassines. Je suis Rémi Fraisse. Je suis Zineb Redouane.

Je suis la mémoire de la main coupée des esclaves en fuite repris par les colons et leurs chiens au nom du Code Noir. Je suis la main arrachée au nom de la République du peuple des ronds-points, monté à Paris pour fracasser vos fétiches de plâtres, piller vos boutiques de luxe et saccager vos immeubles haussmanniens. N’oubliez pas, d’un œil je vous vois encore.

Je souris à vos profilages ; je suis le pire cauchemar de vos sociétés de contrôle. Je suis notre Joker.

Du fin fond de ma geôle, des cales du néolibéralisme, je continue à hacker vos datas. Dans vos conseils au sommet, dans vos CA d’actionnaires, dans vos bureaux, dans vos réunions de crise… Je suis pirate.

Jusque dans vos abattoirs implantés à l’abri des regards, je vous filme. Vous savez que nous savons : nous savons que vous saviez.

L’information est mon Pharmakon, elle me gave, me sidère, m’épuise. Je suis désorientée, tétanisée, lobotomisée. Je voudrais oublier. Ne plus regarder, ne plus entendre l’insupportable, l’inexorable. Je suis folie.

Et l’intranquillité tapie dans mon intimité atomisée rencontre l’écho du soulèvement : ils sont les 1%, je suis les 99%. Je suis l’affrontement inévitable.

Je suis nécessité.

Je suis le marteau de la philosophie du Nous, l’accoucheuse de l’histoire d’un Commun.

Je suis l’éminence de la fin du monde. Je suis les trente, les vingt prochaines années.

Je ne suis pas encore morte et plus tout à fait vivante, je suis zombi.

Je suis les forêts et les arbres, les océans, les rivières, les oiseaux et les insectes, les mammifères et les poissons, je suis l’air, la terre et l’eau… j’agonise. Je suis l’espèce intoxiquée, chassée, massacrée, décimée. Vous êtes DDT, chlordécone, mercure, chlore, glyphosate, nitrite, E120, E129, E150, E250, E407, E621…

Je suis cendres, ruines, déchets. Je suis devenue votre vermine, votre parasite, je suis nuisible.

Vous êtes jetables. Vous puez la mort, le cramé, le roussi.

J’entends ici les craquements des glaciers et des forêts primaires, les hurlements assourdissants des bêtes brûlées vives sous les flammes. Tout flambe autour de moi, je me consume. Tout succombe à grande échelle… Vous êtes des colons, des bourgeois, des nationalistes, des fascistes, des pentecôtistes, des thatchéristes, des impérialistes, vous êtes les terroristes. Vous êtes le cœur radioactif de la centrale incendiaire, je suis immolée sur l’autel du Capitalocène.

Je suis feu de joie. Comme j’ai brûlé vos habitations, je brûlerai vos palais, vos centres commerciaux, vos bourses et vos banques.

Je suis vengeance.

Je suis l’urgence de la révolte, la carte globale des soulèvements, des exils, des replis, des zones à prendre et à défendre pour s’y sauver. Ici, je suis humble, locale, solidaire, là je suis massive, compacte et jusqu’au-boutiste ; partout je suis là pour renverser votre régime de mort. Je suis l’insurrection qui revient des basfonds de la terre, des faubourgs de la Modernité. Je suis damnation.

Je suis la lutte à la vie à la mort. Je suis adresse et prière à Hong Kong, à Beyrouth, à Santiago, à Port-au-Prince, à Alger et Oran, aux 480 districts en grève en Inde, …

Je suis le silence, le cri et la parole contre vos mains au cul, vos coups de poing, vos mains sur nos bouches et vos bites criminelles. Je lance des alertes, des pierres, des conques et des pavés pour me défendre et je garde des minutions pour les bouffons du Flore et de la Closerie des Lilas. A la mémoire des viols que j’ai subis, moi, toi, nous ; nos mères, nos sœurs, nos filles et nos fils des empires et des colonies, du Jardin du Luxembourg, de Megève, de Cannes, de Marrakech ou de Thaïlande, … du confessionnal : le prochain saccage sera celui des vies impunies, de vos genoux fragiles, de vos larynx littéraires. Je suis corps-arme.

Je suis résistante.

Je suis l’archive inconsolée des féminicides. Je suis Zapatiste, Indienne, Argentine, Espagnole… Je suis les noms qui recouvrent les murs de France. Je suis passée depuis des siècles à l’autodéfense – je suis la chronique continue, foisonnante, des résistances sans mythologie ; ma rage est grimoire de sorcellerie, journal intime, manifeste. Je suis déclaration de guerre, puisque guerre il y a.

Je suis le linceul de mes entrailles qui périssent en méditerranée, dans vos checks points de Lybie, dans les déserts, les montagnes, les jungles urbaines, sur les barbelés de vos murs et sous vos fenêtres. Je suis l’hôte de Cédric Herrou, votre mauvaise conscience.

Je suis l’enfant né dans la rue.

Je suis cette puanteur de la vie destituée, exilée, harcelée. Le tremblement des corps apeurés, les gargouillis obscènes des ventres affamés, la crasse des vêtements mouillés, souillés. Je suis la taule, le carton des bidonvilles, le tissu des tentes lacéré dans l’ignominie des expulsions au petit matin. Je suis les regards adressés, les paroles, les histoires, les rires échangés, les vivres partagés autour de nos foyers de fortune. Je suis rencontre.

Je suis le miroir dans lequel se reflète le futur immédiat de nos vies traquées.

Alors, je suis l’offrande de la mémoire des combats remportés hier aux luttes d’aujourd’hui.

Je suis victoire.

Je suis Cléone, je suis violence.

[1] Cléone est anonyme mais sans mystère, de tout temps et partout. Elle parle depuis ces points de l’âme qui ne cèdent pas pour raconter l’histoire des vaincus, jamais défaits.
Sa première lettre est ici : Je suis Cléone...
Une seconde là : Cléone, seconde lettre
Une réponse depuis Douala.
Une autre du Chiapas.