Louis Maurin (dir.), Rapport sur la pauvreté en France, Tours, Observatoire des inégalités, Compas, 2018.

samedi 23 mars 2019
par  SUD Éduc

Alors que la richesse nationale s’est accrue de 7 % entre 2006 et 2016, le nombre de pauvres au seuil à 50 % du niveau de vie médian a augmenté de 630 000 en France. Cette augmentation, consécutive à la crise, est certes limitée du fait de l’existence de filets de protection sociale qui ont été plus efficaces qu’en Allemagne ou dans les pays anglo-saxons. Elle est néanmoins bien réelle et témoigne d’un accroissement des inégalités dans la distribution des revenus et d’un retournement historique de la tendance à la diminution de la pauvreté. Voilà le point de départ du rapport que publie l’Observatoire des inégalités en partenariat avec Emmaüs France et la Fondation Abbé Pierre. Outre deux brèves contributions liminaires, le rapport comporte une synthèse, une présentation des données clés puis trois grandes parties, rédigées par Anne Brunner, Noam Leandri, Xavier Saint-Martin, Bernard Schlemmer, Nina Schmidt et Valérie Schneider, sous la direction de Louis Maurin. Les auteurs présentent un état des lieux de la pauvreté en France, se demandent ensuite qui sont les personnes pauvres et enfin étudient leurs trajectoires.

2La pauvreté est d’abord envisagée, dans sa définition classique, en termes de pauvreté monétaire relative que l’on mesure à l’aide d’un seuil de pauvreté fixé à 40 %, 50 % ou 60 % du revenu médian. Les auteurs du rapport retiennent le seuil à 50 % afin de ne pas associer dans une même catégorie statistique les pauvres et les catégories les plus modestes des classes populaires. Selon l’Insee, on comptait en 2016 5 millions de personnes au-dessous de ce seuil à 50 % du revenu médian (855 €/mois pour une personne seule), soit 8 % de la population. Au-dessous du seuil à 40 % du revenu médian (684 €/mois), on compte 2,2 millions de pauvres, soit 3,5 % de la population ; enfin, sous le seuil à 60 % du revenu médian (1026 €/mois), ce sont 8,8 millions de personnes, soit 14,0 % de la population, qui sont concernées par la pauvreté. Ces taux sont en augmentation sur la dernière décennie : 8,0 % de pauvres au seuil à 50 % en 2016 contre 7,3 % en 2006, même s’ils ont légèrement baissé depuis 2013 avant de se stabiliser. Ces évolutions sont à relier à la crise de 2008, même si la hausse globale de la pauvreté est plus ancienne puisqu’elle date du début des années 1990, moment d’inflexion mettant fin à la tendance historique de diminution de la pauvreté. Les raisons sont multiples : augmentation du nombre de familles monoparentales, mais surtout détérioration du marché du travail et augmentation du coût du logement. Pour autant, notent les auteurs, la pauvreté n’a pas explosé : on assiste plutôt à un arrêt du long processus de rapprochement des pauvres avec le bas des couches moyennes.

1 Pour ces quatre minima sociaux, chiffres mensuels de juillet 2018, pour une personne seule, après d (...)

3La pauvreté est ensuite envisagée en dénombrant le nombre d’allocataires de minima sociaux, qui constitue une mesure « légale » car reconnue par l’administration. En cumulant la dizaine de dispositifs existants, principalement le revenu de solidarité active (RSA), l’allocation adulte handicapé (AAH), le minimum vieillesse et l’allocation spécifique de solidarité (ASS), on dénombre environ 7 millions d’ayants-droits et 4 millions de ménages bénéficiaires, auxquels s’ajoutent des ménages non-recourant plus ou moins nombreux selon les dispositifs. Pour le RSA, par exemple, on estime le non-recours entre 14 % et 36 %. Si ces dispositifs contribuent à la réduction de la pauvreté, les auteurs rappellent que leur montant est nettement en dessous du seuil de pauvreté à 40 % (RSA socle à 484 €, ASS à 494 €) ou juste en dessous du seuil de pauvreté à la moitié du revenu médian (AAH à 819 €, minimum vieillesse à 833 €1). Tous sont très en dessous du seuil de pauvreté à 60 %. Le RSA, qui concerne à lui seul 1,7 million d’allocataires et concentre l’essentiel de l’attention médiatique, a connu jusqu’en 2015 une hausse ininterrompue du nombre de ménages allocataires. Le nombre d’allocataires a diminué à partir de 2015, avant de repartir à la hausse depuis 2017, du fait d’une croissance atone et de la suppression des emplois aidés.

La pauvreté est également envisagée en termes de conditions de vie, lorsque des individus ne parviennent pas à atteindre un certain nombre de normes de consommation : précarité énergétique (difficulté à se chauffer, par exemple) qui concerne entre 2 % et 20 % des ménages, suivant la définition que l’on utilise, absence d’accès à internet (15 % de la population environ), nécessité de recourir à l’aide alimentaire (4,8 millions de personnes en 2015). Par extension, la pauvreté peut également être envisagée en termes de « pauvreté absolue » et non plus relative. Si l’on suit les estimations de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Onpes), une personne seule a besoin d’un revenu mensuel de 1 400 € afin d’accéder aux biens et services minimaux pour « participer effectivement à la vie sociale ». Cette définition, qui exclut les 40 % les plus modestes de la population, se situe néanmoins au-delà de la conception de la pauvreté retenue par les auteurs du rapport.

La pauvreté est enfin envisagée dans ses marges, souvent invisibles des statistiques. Les plus pauvres des pauvres sont en effet éloignés des comptabilisations de l’Insee : personnes sans-domicile (140 000 environ en 2011) ou en habitat précaire, gens du voyage (au moins 250 000 personnes), étrangers sans papiers les plus récemment arrivés… mais aussi personnes qui vivent grâce au soutien familial et seraient pauvres sans cela, renonçant ainsi à l’indépendance vis-à-vis de leur famille ou conjoint. L’Insee ne mesure pas davantage la pauvreté des personnes hébergées en collectivité, en maison de retraite ou en foyers de travailleurs, ni celle des détenus (70 000 en 2015) ou encore des ménages étudiants (400 000 personnes) aux conditions de vie très variables. Au final, aux 5 millions de pauvres au seuil à 50 %, il faudrait ajouter probablement un million supplémentaire. La pauvreté, dans son extension la plus large, doit aussi être envisagée de manière non monétaire, comme privation de titres scolaires, de sociabilités amicale et familiale, de logement, d’emploi stable et conforme à la norme salariale.

2 Ménage dont la personne de référence est née à l’étranger.

La deuxième partie du rapport dresse le portrait d’une pauvreté qui ne frappe pas au hasard. Elle touche d’abord les familles monoparentales (19 % sont pauvres en 2015) et dans une moindre mesure les célibataires. Le couple, à l’inverse, quand les individus disposent de deux revenus, constitue un rempart contre la pauvreté. La pauvreté touche ensuite, les plus jeunes. Un enfant sur dix est pauvre et la moitié des pauvres ont moins de trente ans. Elle touche enfin les immigrés : 38,6 % des membres d’un ménage immigré se situent à moins de 60 % du niveau de vie médian, contre 11 % parmi les ménages non immigrés. À cela s’ajoutent de nombreux facteurs : le poids du milieu social, le niveau de diplôme, l’activité, le handicap… Les auteurs mettent l’accent sur l’analyse du lien entre pauvreté et territoire, contredisant ceux qui considèrent la pauvreté comme l’apanage des quartiers dits « prioritaires » ou de la France périurbaine et rurale. Il est ainsi rappelé que le taux de pauvreté est plus important dans les villes-centres et leurs banlieues que dans les zones périurbaines et rurales – à l’exception des milieux ruraux isolés où le niveau de pauvreté se situe à un niveau intermédiaire. Dans les quartiers prioritaires, le taux de pauvreté à 60 % du revenu médian se situe autour de 42 % en 2013, mais ces quartiers ne regroupent que 8 % de la population totale. Un quart des pauvres vivent dans ces quartiers prioritaires. La majorité des pauvres se situent donc en dehors de ces zones et le ciblage des politiques publiques doit se garder d’assimiler la pauvreté à un unique type de territoire, ce qui serait « une façon de réduire les politiques pour pauvres à un périmètre étroit et bien limité » (p. 71). Les auteurs notent l’insuffisance des chiffres concernant les quartiers prioritaires, mais aussi concernant les Dom. On dispose pour la première fois depuis 2015 de chiffres mesurant la pauvreté relative en Martinique, calculés en fonction du niveau de vie médian de l’ensemble de la France et non plus en fonction du niveau de vie médian local. En conséquence, la pauvreté, qui était sous-estimée d’une dizaine de points, est établie aujourd’hui à 31 % au seuil à 60 %. Si des chiffres comparables existent pour la Réunion, ce n’est pas le cas pour la Guyane ou Mayotte, d’autant plus que les différences de coût de la vie par rapport à la Métropole ne sont pas prises en compte.

La dernière partie du rapport est consacrée aux trajectoires des personnes pauvres, dont les situations sont très différentes selon les perspectives d’avenir. Contre l’idée de « trappes à pauvreté », les auteurs montrent que 80 % des personnes devenues pauvres une année donnée sortent de la pauvreté au bout de 4 ans au plus. Il existe certes un « cœur de la pauvreté », évalué à 3,7 % de la population, qui reste pauvre sur une longue durée (5 ans ou plus). Néanmoins, en France, la pauvreté est moins durable que dans la plupart des autres pays de l’Union européenne, ce que mesure le taux de persistance dans la pauvreté (part des ménages pauvres qui l’étaient déjà au moins deux années au cours des trois années précédentes). Ce taux est de 2,4 % en France en 2015 (soit un tiers des personnes pauvres environ), contre 5,5 % en Allemagne et 8,0 % en Espagne ou en Italie (au seuil de 50 %). Les facteurs conduisant à la pauvreté, eux, sont bien connus : précarité de l’emploi, chômage, séparation, mais aussi retour d’un enfant au foyer familial. À l’inverse, la sortie de la pauvreté est permise par la formation d’un couple, la prise d’autonomie d’un enfant et l’accès à l’emploi.

La force de ce rapport sur la pauvreté en France réside dans sa simplicité, qui le rend accessible à de nombreux professionnels et citoyens, au-delà des seuls enseignants-chercheurs. Les divers indicateurs statistiques sont bien mobilisés afin de démontrer l’ampleur de la pauvreté et sa diversité, au-delà de l’image d’Épinal du seul « sans domicile fixe », qui ne représente numériquement qu’une toute petite fraction de la population pauvre. Les auteurs vont néanmoins au-delà d’une approche strictement statistique puisqu’ils mettent en lumière l’insuffisance de certaines enquêtes et la nécessité d’étendre l’analyse à des catégories peu étudiées, aux marges de la pauvreté. Au risque de faire de la pauvreté, une « notion éponge », le rapport a le mérite de formuler un diagnostic complet utile à la construction des politiques publiques.