On grève ! Des profs de français entre désespoir et colère

samedi 7 décembre 2019
par  SUD Éduc

5 déc. 2019 Par Anne Mongodin Blog : Le blog des Citrons pressés

Depuis des mois les profs de français protestent et s’élèvent contre la réforme de Jean-Michel Blanquer. De lettres de protestation en manifestations, de manifestations en menaces de grève, de grève du bac en rêve de grève générale.

"Je ne pourrais pas vivre sans écrire. Enfant, adolescente, les livres m’ont sauvée du désespoir ; cela m’a persuadée que la culture est la plus haute des valeurs. " Simone de Beauvoir

Lettre ouverte de L’équipe des enseignants de lettres du lycée François-Truffaut 8, rue Cailletière 85300 Challans aux IA-IPR de lettres de l’Académie de Nantes 4, rue de la Houssinière BP 73616 44326 Nantes cedex 3 Challans, le 22 novembre 2019

Mesdames, Monsieur, Nous revenons vers vous, comme l’année passée, pour vous faire part de notre découragement et de notre désarroi, trois mois après la rentrée des classes, face à une réforme que nous n’avons cessé de dénoncer et qui s’avère calamiteuse.

Les nouveaux programmes de français placent les professeurs comme les élèves devant des difficultés insurmontables et de nombreuses aberrations pédagogiques.

En première, chaque enseignant de lettres intervient dans des classes de 35 élèves qui peinent à fonctionner ensemble car ils ne forment plus un groupe cohérent, ayant peu d’heures d’enseignement en commun.

À la lourdeur du groupe s’ajoute la lourdeur des programmes de notre discipline. Nous ne pouvons réaliser de manière satisfaisante ce qui est imposé par des textes coupés de tout ancrage dans la réalité de notre métier. Ainsi, les 24 textes attendus en séries générales pour l’épreuve orale, les 67 fables de La Fontaine à faire lire à nos élèves de séries technologiques, la grande complexité des œuvres à étudier, les exigences déraisonnables en termes d’évaluation... : tous ces objectifs inatteignables nous imposent le saupoudrage.

Nous n’avons plus le temps d’approfondir notre travail avec les élèves, nous les abreuvons, chronomètre en main du maximum d’informations en un minimum de temps. Les élèves ne comprennent pas le sens de ce qu’ils font en cours de français.

Pour nous, enseignants, il en est de même, nous avons perdu tout sens et tout plaisir à enseigner de la sorte. Notre mission éducative a disparu et nous doutons de notre utilité et surtout de notre résistance, tant physique qu’intellectuelle, à travailler dans de telles conditions. Malgré les nombreux signaux que nous avons envoyés l’an dernier, aucun changement, aucun allègement n’a été apporté à cette réforme catastrophique en ce qui concerne notre discipline, entre autres. Nous n’avons en rien été entendus.

Après ces premiers mois d’une expérimentation que chacun a menée du mieux qu’il pouvait, nous nous posons tous la question du sens de tout cela. Que devient l’école de la République dans des classes où nous ne pouvons plus prendre le temps de l’échange ? Nous en sommes réduits à un bachotage anti-pédagogique, à un rythme qui méprise la réalité des élèves et les plus élémentaires principes de réalité d’apprentissage.

Cette réforme ruine notre travail, qui n’a plus guère à voir avec la mission d’éducation qui est la nôtre : l’ouverture à une culture ouverte et plurielle, le développement du plaisir de l’élève comme de l’enseignant, de la curiosité pour toutes les formes d’expressions artistiques, de la saveur des mots et de l’enrichissement perpétuel des idées, la construction de l’individu dans l’échange, la réflexion, le questionnement...

Elle ruine aussi en profondeur notre moral et notre foi en notre métier. Avec des classes à 35 et une absence de moyens pour accompagner les élèves (l’“accompagnement personnalisé” ne servant qu’à se donner bonne conscience à peu de frais), nous ne pouvons venir en aide à ceux qui sont en difficulté.

Nous ne pouvons que constater notre impuissance et les pousser à travailler plus sans les aider à travailler mieux. L’écart se creuse donc naturellement entre les élèves qui peuvent se faire aider à la maison et les autres, dont cette réforme ne se soucie pas.

Les inégalités sociales se voient renforcées, ce qui est à l’opposé de l’image d’une société égalitaire et de “l’école pour tous” qui doit être la mission de l’Éducation Nationale. Où est le fameux adage du “personne ne doit être laissé sur le bord du chemin” tant entendu dans nos formations ? Quid du soutien concret que nous serions en droit d’attendre de nos inspecteurs ou du ministère ?

Disons le mot : nous nous sentons abandonnés par les instances qui devraient nous accompagner sur ce chemin difficile de la mise en place d’une réforme plus que complexe et contestable. Les documents d’accompagnement, les exercices, les annales zéro, les consignes concrètes... sont particulièrement insuffisants voire inexistants.

Toutefois, on sait nous imposer des évaluations, des tests de positionnement aberrants réalisés en début de seconde, dont les résultats sont ridicules et discréditent notre travail. Ils ne tiennent pas compte de la réalité des élèves, nous font perdre notre temps et ne servent à rien.

Nous sommes dans un état de tension et de surmenage, d’amertume et de dégoût jamais atteint, même pour les plus anciens d’entre nous. La mort dans l’âme, nous abandonnons l’une après l’autre les activités pédagogiques culturelles essentielles que nous avions mises en place au fil des années : La Folle journée, Lycéens au cinéma, certains projets de lecture etc.

Nous renonçons aussi au premier des deux bacs blancs que nous proposions les années passées, un dispositif pédagogique particulièrement formateur qui nous tenait à cœur.

Nous nous interrogeons sur le bien-fondé de présenter notre discipline lors de la prochaine journée portes ouvertes, une discipline qui n’a plus rien à montrer sinon le profond désarroi de ceux qui la dispensent au quotidien...

Cette réforme place les élèves, en première notamment, dans une situation de perpétuelle évaluation au détriment de l’apprentissage. De nombreux élèves subissent une pression qui devrait tous nous inquiéter : régulièrement nous rencontrons des jeunes en pleurs face à ce stress permanent, et les crises d’angoisse se multiplient.

Nous ne pouvons faire comme si tout allait pour le mieux… Il est de notre devoir de le dire. Nous ne savons toujours pas comment nous allons pouvoir répondre aux invraisemblances les plus criantes de cette réforme, dont certaines nous placent devant un cas de conscience insoluble : Comment pouvons-nous accepter d’évaluer des candidats à l’oral ou même à l’écrit sur des œuvres que nous n’aurons pas lues (la deuxième partie de l’épreuve orale reposant par exemple sur une œuvre, intégrale ou cursive, de leur choix) ? Comment pourrons-nous évaluer dans ces conditions ? Quel crédit le système éducatif peut-il avoir par de tels agissements ? A quel moment le statut d’enseignant est-il crédible dans de telles conditions ?

Les familles ne pourront que s’insurger légitimement devant l’absence de fiabilité de telles évaluations, essentielles pour la réussite au baccalauréat.

Si encore nous pouvions nous dire qu’une fois les premières années de mise en place de la réforme passées, nous pourrions commencer à sortir la tête de l’eau ! Mais le renouvellement par moitié des œuvres au programme en première ne nous laisse aucun espoir de répit.

Chaque année, la moitié du travail énorme de préparation de nos cours sur les œuvres sera à mettre à la poubelle puisqu’en haut lieu on a décidé que le programme serait renouvelé par moitié tous les deux ans. C’est de l’abattage et nous sommes démunis devant un tel mépris du temps que nous consacrons à la préparation de nos cours.

Nous nous sentons déconsidérés, maltraités, abandonnés. Nous espérons que vous comprendrez la véhémence de notre message, qui s’explique par la souffrance qui accompagne aujourd’hui l’exercice de notre mission, que nous avions choisie avec conviction et dans laquelle nous ne nous reconnaissons plus, aussi bien que par l’urgence de la situation.

Nous souhaitons porter ce message à la connaissance de tous, et nous allons entre autres demander à ce que cette lettre ouverte soit lue au Conseil d’Administration de notre lycée. Nous espérons de tout cœur que cet appel à l’aide sera entendu, que des allègements seront apportés aux nouveaux programmes et qu’un accompagnement efficace et pragmatique nous sera apporté. Nous vous prions d’agréer, Mesdames, Monsieur, l’expression de nos salutations les plus respectueuses.

L’équipe des enseignants de lettres du lycée Truffaut