Pas un jour de plus au travail

samedi 18 janvier 2020
par  SUD Éduc

Le monde de l’entreprise est devenu de plus en plus éprouvant, voire parfois létal. Une évolution qui contribue à expliquer pourquoi de nombreux salariés rejettent l’idée de partir encore plus tard.
par Danièle Linhart

La mobilisation de décembre impressionne à la fois par son ampleur et par sa diversité : jeunes et anciens, avocats, artistes, enseignants, dockers, cheminots, cadres d’entreprise, employés, médecins, infirmières, pompiers, musiciens, postiers, étudiants, lycéens, douaniers… ont défilé d’un même pas. Cette fièvre apparaît un an après le surgissement spectaculaire des « gilets jaunes (1) », à un moment où le mouvement donnait des signes d’essoufflement. M. Emmanuel Macron et le gouvernement pensaient bénéficier de la mise à l’écart des syndicats, dont les « gilets jaunes » ne voulaient pas ; ils croyaient avoir calmé la colère de la France populaire par des mesures financières et des consultations citoyennes. N’avaient-ils pas en effet « cédé » 10,3 milliards d’euros — défiscalisation des heures supplémentaires, accélération de l’augmentation du smic via la prime d’activité, suppression de la hausse de la contribution sociale généralisée (CSG) pour certains retraités — et payé de leur personne pour « écouter ce que les Français avaient à dire » ?

Rarement un président de la République aura autant débattu avec les citoyens. Les chaînes d’information en continu ont répercuté l’image d’un homme ostensiblement engagé, debout, en bras de chemise face à une assemblée dense ; il écoutait, notait, discutait, échangeait, et surtout expliquait. L’opinion des Français était censée percoler à travers le « grand débat » organisé au moyen de contributions citoyennes sur des plates-formes en ligne, de réunions et de cahiers de doléances mis en place par les communes.

Pourquoi, dans un tel climat, et après deux ans de « concertation » sur la réforme des retraites, les salariés se lancent-ils à corps perdu dans une mobilisation d’une telle ampleur ? Pourquoi ont-ils le sentiment que le gouvernement ne les respecte pas ?

En fait, nombre de Français découvrent que le « ni droite ni gauche » de M. Macron a été remplacé par une pensée purement technocratique, où l’« universel » renvoie au marché, où le « changement » supplante le progrès et où les équilibres construits au fil du temps ne méritent aucune attention.

Certains pensaient les syndicats dépassés, notamment ceux qui ne sont pas considérés comme réformistes. Ils sont sortis de la boîte. Dans une société marquée par l’individualisation et la mise en concurrence systématique, ils sont parvenus à surmonter le piège de la confrontation entre travailleurs tendu par le gouvernement, qui a axé sa communication sur la dénonciation des « privilèges » des fonctionnaires et des bénéficiaires de régimes spéciaux.

La plupart des Français connaissent l’utilité des services publics, les conditions de travail difficiles qui y sévissent, les rémunérations modestes. Non seulement la division n’a pas fonctionné, mais la colère paraît s’être renforcée avec la clause dite du « grand-père », ou du « petit-fils », ou encore du « grand frère » (lire « Derrière les annonces… »), mise en avant par divers ministres pour désamorcer la mobilisation — comme si les femmes dépendaient toujours des hommes de leur famille ; comme si les adultes pouvaient sciemment programmer une dégradation sociale pour leurs enfants !

Dans une démonstration de force, les syndicats brandissent leurs revendications et leur intention de ne pas laisser faire. Ils parient sur une capacité collective à défendre les intérêts de tous. Bien dans leur rôle, ils gagnent incontestablement en légitimité.
Selon une étude de 2014, 3,2 millions de salariés risquent le burn-out

Sur les ronds-points, les « gilets jaunes » disaient redécouvrir une certaine qualité de relations sociales, un bonheur à être ensemble, à partager des valeurs et des espoirs. Au sein des manifestations contre la réforme des retraites, le plaisir à revendiquer et à s’insurger de concert est tout aussi palpable. Souvent bon enfant, par moments enragée, toujours déterminée, la mobilisation affiche une volonté de cohésion, d’attention aux autres et de courage. Car il en faut, du courage, pour aller manifester alors qu’on vous rebat les oreilles de la présence des « black blocs » et d’un fort risque de violences. Il en faut, du courage, pour continuer de défiler au milieu des nuages de gaz lacrymogène et des tirs de grenades de désencerclement (lire l’article de Raphaël Kempf). Oui, dans la France de M. Macron, il faut du courage pour participer à une manifestation déclarée, sur un parcours autorisé, afin de défendre des revendications qui ont simplement trait au respect des travailleurs…

On a beau leur répéter qu’ils sont mieux lotis que leurs voisins, la grande majorité des gens ne veulent pas qu’on leur impose une carrière plus longue, ni voir leur pension diminuer. Ils sont sans cesse comparés aux salariés de pays où la vie est encore plus dure, où l’on travaille plus longtemps, où l’on bénéficie de moins de protection sociale et où l’on touche de plus faibles retraites : c’est précisément ce qu’ils rejettent. Nombre d’entre eux ont hâte de quitter leur emploi et ne veulent pas que l’âge de départ soit retardé.

Les Français entretiennent un rapport particulier au travail. Loin d’être frileux et rétifs à l’effort, comme le prétendent les gouvernants et le patronat, ils lui accordent une importance plus grande que leurs voisins, à en croire une étude qui s’appuie sur des enquêtes européennes (2). Mais ils attendent de pouvoir y développer leurs capacités et veulent y trouver une utilité sociale. Leurs attentes étant plus fortes, ils sont aussi les plus déçus. Dès lors, pas étonnant qu’ils soient les plus nombreux à souhaiter que le travail prenne moins de place dans leur vie. Selon l’économiste Thomas Philippon, il n’y aurait pas « de crise de la valeur travail en France, mais l’expression d’un fort malaise. (…) Les salariés désespéreraient du travail et se mettraient en quelque sorte dans une position de retrait : la volonté de réduire la place occupée par le travail serait la conséquence de l’impossibilité de changer ce dernier et l’expression des difficultés ressenties (3) ». Les symptômes sont connus : syndrome d’épuisement professionnel (burn-out), épuisement pour cause d’ennui (bore-out), mal-être, consommation de psychotropes, suicides. Certes, on ne dispose pas d’enquêtes statistiques nationales, car ces notions font encore débat et ne sont pas reconnues comme maladies professionnelles. Les acteurs de terrain — médecins du travail, addictologues, élus des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), médecins généralistes, psychothérapeutes — signalent cependant l’importance de ces phénomènes, qui font également l’objet des consultations « souffrance et travail » créées au sein des hôpitaux par la docteure Marie Pezé. De son côté, le cabinet Technologia a publié en 2014 une étude montrant que 3,2 millions de salariés — soit plus de 12 % de la population active — présenteraient un risque de burn-out.
Anxiété, conflits de valeurs, perte de confiance en soi…

En 1968, les Français avaient été parmi ceux qui, dans le monde, avaient le plus lutté contre l’organisation et la discipline tayloriennes (trois semaines de grève générale avec occupation d’usines), clamant ne plus vouloir « perdre leur vie à la gagner ». Ils voulaient une mission qui ait du sens, où ils puissent se reconnaître et être reconnus pour la qualité de leur engagement et de leur apport. « Métro, boulot, dodo, ras-le-bol ! », pouvait-on lire alors sur les banderoles.

En réponse, la stratégie patronale s’est acharnée à individualiser le travail, afin d’inverser le rapport de forces et de maintenir une totale subordination des salariés. Celle-ci passe désormais par un ensemble de prescriptions, sous la forme de protocoles, procédures, « bonnes pratiques », process, méthodologies imposées, etc., et de contrôles (reporting, traçabilité) qui cadrent et déterminent fortement l’activité professionnelle (4). Le management a cherché à rendre la subordination invisible par un appel solennel à l’esprit d’initiative. Chacun est censé donner intelligence opérationnelle et pertinence fonctionnelle à des prescriptions concoctées par des « experts » éloignés de la réalité concrète du travail. Et ce dans le cadre d’une mise en concurrence systématique de tous avec tous (primes, salaires, carrières personnalisés) et de chacun avec lui-même : il faut viser l’excellence, se dépasser, « sortir de sa zone de confort » — pour reprendre l’expression à la mode —, prendre des risques, afin de se faire bien évaluer et… de garder sa place.

Les objectifs augmentent sans cesse, et les politiques de changement perpétuel entretiennent un sentiment de précarité. Nul ne peut désormais se référer à son expérience ni aux connaissances accumulées. Chacun doit s’ajuster en permanence aux réorganisations de son travail, menées de façon à disqualifier une aisance professionnelle que les manageurs jugent dangereuse, car elle pourrait conduire les salariés à vouloir légitimement influer sur la définition de leurs missions et des moyens nécessaires pour les accomplir. L’emblématique procès de France Télécom, qui s’est tenu de mai à juillet 2019, illustre les ravages produits par cette politique du changement perpétuel, destinée en l’occurrence à déstabiliser des agents pour obtenir le départ « volontaire » de 22 000 d’entre eux — quitte à les pousser au suicide (5). Anxiété, peur de ne plus y arriver, confrontation à des conflits de valeurs, perte de confiance en soi, quasi-impossibilité de bénéficier de l’aide des collègues (qui sont des concurrents) : les salariés sont bien souvent ravalés au rang d’apprentis à vie. Quand bien même ils occupent un emploi stable (contrat à durée indéterminée, statut de fonctionnaire ou d’agent d’État), ils vivent dans une insécurité du même ordre que celle des précaires, qui, eux, subissent en plus une forte incertitude financière. Il ne s’agit pas uniquement de « pénibilité » au sens classique, celui d’une tâche éprouvante en raison de facteurs physiques ou d’horaires atypiques.

Dans un tel contexte, l’idée de voir reculer la date du départ à la retraite paraît insupportable. Face à un mode d’organisation du travail jugé illégitime, injuste et peu efficace, la majorité des Français — 54 %, selon des sondages publiés début décembre (6) — soutiennent les mobilisations, même s’ils ne font pas grève. Un jour viendra où les manifestants dénonceront ce lien de subordination qui entrave, épuise et humilie ceux qui voudraient associer travail et dignité, travail et utilité sociale, travail et respect des personnes comme de la planète.

Danièle Linhart
Sociologue du travail, auteure notamment de La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale, Érès, Paris, 2015.

(1) Lire « Le peuple des ronds-points », Manière de voir, n° 168, décembre 2019 - janvier 2020.

(2) Lucie Davoine et Dominique Méda, « Quelle place le travail occupe-t-il dans la vie des Français par rapport aux Européens ? », Informations sociales, n° 153, Paris, 2009.

(3) Thomas Philippon, Le Capitalisme d’héritiers. La crise française du travail, Seuil, coll. « La République des idées », Paris, 2007 ; cité par Lucie Davoine et Dominique Méda, « Quelle place le travail occupe-t-il dans la vie des Français par rapport aux Européens ? », op. cit.

(4) Lire Alain Deneault, « Quand le management martyrise les salariés », Le Monde diplomatique, novembre 2018.

(5) Lire « “Appelez-moi maître…” », Le Monde diplomatique, septembre 2019.

(6) « Après les annonces d’Édouard Philippe, les Français soutiennent toujours les grévistes », sondage IFOP publié par Le Journal du dimanche, Paris, 14 décembre 2019.