“Printemps tunisien”, un téléfilm humaniste riche en anecdotes.

Lucas Armati Publié le 18/12/2014. Télérama
dimanche 28 février 2016
par  SUD Éduc

Des policiers obligent des musiciens à leur jouer un air alors qu’ils effectuent des contrôles routiers... Loufoque, la scène ouvre Printemps tunisien, un téléfilm franco-tunisien sur les jours qui ont précédé la chute du président Zine el-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Surréaliste ? Peut-être, mais l’anecdote est vraie.

Il y a quelques années, cette histoire est personnellement arrivée au scénariste Omar Ladgham (Frères). Aujourd’hui, il a tenu à l’insérer au récit, afin de montrer toute l’absurdité des injustices qui caractérisaient l’ancien régime tunisien. « En réalité, ce téléfilm n’est pas un film sur la révolution, mais un point de vue sur des personnages traversés par la révolution, précise Raja Amari, la jeune réalisatrice qui a pris la tête du projet après le désistement d’Abdellatif Kechiche, retenu par le montage de La Vie d’Adèle. Il rappelle ce qu’était la dictature. C’est très important, car tout le monde a tendance à l’oublier. »

Chômage, impunité policière, censure... Pour faire revivre ces années de plomb, Omar Ladgham a truffé son scénario de véritables références et souvenirs, incarnés par quatre personnages qu’il a voulu représentatifs de « tout le champ humain de la Tunisie de Ben Ali ».

Attendant patiemment des jours meilleurs, Fathi est un jeune prof sans affectation – les postes sont réservés aux pistonnés. Engagée, sa copine Noura fait partie de la classe moyenne qui, via les réseaux sociaux, va jouer un rôle important dans l’organisation des manifestations à Tunis. Le pragmatique Walid représente ceux qui, prêts à tout pour s’en sortir, vont s’acoquiner avec le pouvoir. Moha a quant à lui baissé les bras et n’attend plus qu’une chose : embarquer pour Lampedusa et tenter sa chance en Europe.

« Avant la révolution, moi-même je ne pensais qu’à fuir le pays, raconte le jeune comédien Bilel Briki (Fathi), qui a dû quitter l’école à 14 ans pour travailler. Je me suis mis en relation avec des passeurs. Mais ça ne s’est jamais fait. » Fiction, réalité... la trajectoire des personnages se confond parfois avec le vécu des comédiens. Habitué des plateaux de cinéma, Bahram Aloui (Walid) se rappelle qu’en 2009 les autorités lui ont promis de l’aider à monter ses projets artistiques... à condition qu’il fasse partie des soutiens officiels de Ben Ali. Pendant les événements, Anissa Daoud (Noura) n’a pas hésité à coorganiser à Tunis une marche des artistes, brutalement réprimée...

A cette jeunesse désespérée, Printemps tunisien oppose un pouvoir richissime et coupé du monde. L’épouse du président, Leïla Trabelsi, accusée d’avoir pillé les richesses du pays au profit de ses proches, est dépeinte comme une monarque effrayante, évoluant dans de luxueux palais (dont l’ancien Karthago Palace, un hôtel cinq étoiles qui appartenait à son frère), accro aux arts divinatoires et entourée d’une cour servile. « Dans le film, nous avons même décidé de supprimer tous ses dialogues, explique Raja Amari. Pour bien faire sentir la crainte qu’elle inspirait, telle un spectre ! »

Aujourd’hui, le fantôme est réfugié en Arabie saoudite en compagnie de l’ex-président. Assez pour chasser les mauvais esprits ? Après quatre années de tensions, les Tunisiens sont en passe d’élire leur chef de l’Etat. Mais l’économie reste exsangue, et beaucoup dénoncent le « recasage » d’anciens soutiens de Ben Ali aux postes clés de l’administration. Interrogée pendant le tournage, la comédienne Anissa Daoud confiait sa perplexité : « Je ne sais pas quand aura lieu le véritable changement. Il faut d’abord que les politiques laissent la place aux jeunes, aux femmes, qu’ils adoptent un fonctionnement vraiment démocratique. Cela prendra du temps. Peut-être faudra-t-il qu’on accepte d’être une génération sacrifiée... »