Révolte populaire contre la politique de Lenín Moreno « L’Équateur, un pays détruit en deux ans »

lundi 18 novembre 2019
par  SUD Éduc

Avant le Chili, l’Équateur a connu au mois d’octobre une explosion sociale déclenchée par l’augmentation subite du prix des carburants. Une partie de la population s’estime trahie par le virage néolibéral du président Lenín Moreno, qui avait promis de poursuivre la « révolution citoyenne » de son prédécesseur Rafael Correa. Ce dernier présente ici son analyse de la crise que traverse le pays.
par Rafael Correa

Au mois de mars dernier, le conseil exécutif du Fonds monétaire international (FMI) valide son quatorzième accord avec l’Équateur. Le document impose une série de conditions et de réformes en échange du versement à Quito de 4,2 milliards de dollars (3,8 milliards d’euros) au cours des prochaines années, ainsi que de 6 milliards (5,4 milliards d’euros) en provenance d’autres institutions.

Conformément à ses engagements avec le Fonds, le président équatorien Lenín Moreno adopte, le 2 octobre 2019, le décret 883, qui libéralise le prix des carburants. La mesure déclenche les plus importantes manifestations de l’histoire contemporaine du pays. Le jour suivant, le chef de l’État décrète l’état d’urgence, qui lève diverses garanties constitutionnelles et autorise les forces armées à réprimer les mobilisations. La mesure ne suffit pas : le 12 octobre, M. Moreno impose à la capitale un couvre-feu d’une ampleur jamais vue depuis la dictature militaire des années 1970.

Dans le cadre de l’état d’urgence, le président décide de déplacer le siège du gouvernement dans la ville de Guayaquil, sous le contrôle de ses alliés politiques. Dans une déclaration retransmise par l’ensemble des chaînes de télévision, il m’accuse d’avoir orchestré les manifestations afin de le renverser. M. Moreno apparaît à l’écran entouré des plus hautes autorités militaires. Il en appelle à l’ancienne Constitution (1), qui désigne les forces armées comme garantes de la démocratie. Sans doute ne mesure-t-il pas la fragilité politique que révèle une telle mise en scène.
Des mesures économiques absurdes

Moins d’un an avant de décréter l’augmentation du prix des carburants, M. Moreno avait promis qu’il s’y refuserait toujours, puisque la mesure toucherait les plus pauvres. En octobre, son discours a changé : il assure que les manifestations ne le feront pas revenir sur sa décision, qu’il décrit comme « courageuse », et confirme souhaiter en finir avec des subventions assimilées à une « incitation à la flemmardise ».

C’était avant que l’ampleur du soulèvement ne le contraigne à négocier avec la Confédération des nationalités indigènes d’Équateur (Conaie), le fer de lance des manifestations, et à annoncer l’abrogation du décret 883, le 13 octobre. Selon les chiffres officiels, l’épisode se solde par 8 morts, 1 340 blessés et près de 1 200 arrestations.

Pour justifier l’accord avec le FMI, le pouvoir avait suggéré que le pays était en crise, notamment à cause du surendettement dont il aurait hérité. Or les chiffres sont manipulés : on explique que la dette publique atteignait 60 milliards de dollars (2) (environ 54 milliards d’euros) lors de la passation des pouvoirs, alors que les documents officiels du ministère des finances donnent la dette publique agrégée à 43,54 milliards de dollars en juin 2017, soit 41,7 % du produit intérieur brut (PIB). En outre, la dette publique externe n’atteignait que 28,55 milliards de dollars — 21,4 % du PIB —, dans un contexte où l’investissement public pour la période de 2007 à mai 2017 atteignait le record historique de 100 milliards de dollars.

En 2016, l’économie avait reculé de 1,2 % du fait de la chute des prix du pétrole, de la forte appréciation du dollar, de verdicts internationaux contre l’État qui lui avaient imposé des sanctions d’un montant supérieur à 1 % du PIB (3) et d’un tremblement de terre dévastateur dont le coût économique avoisinait 3 milliards de dollars. En dépit de ces graves chocs externes, l’économie avait entamé sa reprise à partir du quatrième trimestre 2016 : en 2017, la croissance avait atteint 2,4 %, puis 1,4 % en 2018.

Le gouvernement Moreno fait également grand cas des déficits budgétaires dont il aurait hérité. Or, après s’être établi à 5,34 % du PIB, et 5,39 % en 2016 et 2017 (principalement du fait de la chute des revenus pétroliers), le déficit est revenu à 2,4 % en 2018, soit un niveau inférieur à celui exigé des pays de l’Union européenne par le traité de Maastricht.

Résumons : pas de surendettement, pas de creusement du déficit budgétaire… De quelle crise parlait alors le président Moreno ? La situation s’explique moins par un héritage empoisonné que par le pilotage économique actuel du pays. Dès son arrivée aux affaires, le président a réduit ou éliminé les tarifs douaniers appliqués à 372 types de produits. On estime que cette décision a amputé les recettes publiques d’environ 400 millions de dollars et gonflé le montant des importations non indispensables d’environ 800 millions de dollars. Parmi d’autres mesures absurdes, le gouvernement s’est privé de deux sources de financement internes : l’Institut équatorien de sécurité sociale (IESS) et la Banque centrale, des entités publiques qui envoient désormais leurs excédents et leurs réserves à l’étranger.

Depuis longtemps, l’Équateur se caractérise par son instabilité. Entre 1996 et 2006, aucun gouvernement n’est parvenu à terminer son mandat. Le plus souvent, les crises n’ont trouvé de solution qu’en dehors du cadre institutionnel. Afin de répondre aux tensions politiques permanentes de façon démocratique, les articles 130 et 148 de la Constitution de 2008 prévoient que, « en cas de grave crise politique et de tension sociale », l’Assemblée ou le président peuvent demander des élections générales anticipées.

Entre 2007 et 2017, l’instabilité chronique s’évanouit : l’auteur de ces lignes est élu trois fois, dont deux au premier tour, une situation inédite dans notre histoire. Et notre projet, connu sous le nom de « révolution citoyenne », nous permet de remporter toutes les élections, y compris lorsque M. Moreno se présente à la présidence avec la promesse d’en reprendre le flambeau.

Une fois parvenu au pouvoir, cependant, il opère une volte-face. Il s’aligne sur la doxa néolibérale et opte pour la défense des grands intérêts privés du pays (4). Débute alors une période de persécution de ses anciens camarades par tous les moyens possibles, y compris judiciaires, et de fragilisation des institutions. En moins de deux ans, M. Moreno a eu trois vice-présidents.

Néanmoins, le peuple équatorien patiente jusqu’à ce que le président tienne, enfin, sa promesse d’une meilleure gestion du pays. Mais les piètres résultats économiques et sociaux, l’absence de grands travaux publics et les nombreux scandales de corruption qui touchent jusqu’au président lui-même provoquent l’effondrement de la popularité du pouvoir. Le décret 883 est l’étincelle qui embrase une plaine asséchée depuis des mois. Les chauffeurs de bus privés se mettent en grève, avant que les bases indigènes ne se soulèvent, bientôt suivies par une grande partie de la population.

D’emblée, les élites tentent de délégitimer les manifestations. La maire de Guayaquil, Mme Cynthia Viteri, ferme le pont qui donne accès à la ville pour la protéger contre de supposés saccages liés à la marche des indigènes. Son prédécesseur, M. Jaime Nebot, trahit son racisme en invitant ceux-ci à « rester dans leurs montagnes ».

Le gouvernement et ses alliés des médias privés s’efforcent de travestir la signification des manifestations, notamment en les présentant comme une tentative de coup d’État. Le président vénézuélien Nicolás Maduro et moi-même aurions payé des agents pour qu’ils s’infiltrent dans les rassemblements et déclenchent des violences. Soucieuses d’étayer ces allégations, les forces de l’ordre appréhendent dix-sept Vénézuéliens présentés comme des agents étrangers ; il s’agissait en fait de chauffeurs Uber.

Le discours officiel ne s’en trouve pas modifié pour autant : le pays serait soumis à une opération pilotée par Rafael Correa et ses partisans », qui souhaitent entraver la tentative du pouvoir d’éradiquer la corruption. « Pas le moindre doute, explique ainsi le président Moreno, le fou [entendre : Rafael Correa] pilote tout ceci à partir du Venezuela car il sait bien qu’il est dans le viseur de la justice. »

En dépit d’un niveau de répression inédit dans l’histoire récente du pays, et du fait que le pouvoir ferme les rares médias qui informent sur la réalité du terrain (comme Pichincha Universal), la presse privée s’emploie à défendre le gouvernement. Indignés, les protestataires finissent par expulser des journalistes de leurs cortèges ; malheureusement, certains sont agressés physiquement.

Pendant toute la durée des manifestations, le président de l’Assemblée nationale César Litardo, un allié de M. Moreno, empêche l’institution de siéger. La gravité des événements justifiait pourtant qu’elle se déclare en session permanente, de façon à prendre des décisions qui auraient pu éviter un tel déploiement de violence, dont la destitution des ministres de l’intérieur et de la défense, responsables directs de la répression. On laisse au contraire le second, M. Oswaldo Jarrín, déclarer : « Les actes criminels ou terroristes seront réprimés par la force. (…) Que nul n’oublie que les forces armées peuvent se prévaloir d’une expérience concrète de la guerre. »
Tête de pont de Washington

Désespéré, le gouvernement accepte la médiation de la représentation des Nations unies à Quito et de la Conférence épiscopale équatorienne. Il ne tolère qu’un unique interlocuteur, la Conaie, dont la direction soutient le pouvoir depuis l’entrée en fonctions de M. Moreno. Ainsi, jusqu’au début des manifestations, l’ancien président de la confédération, M. Humberto Cholango, pilotait l’autorité responsable de la gestion de l’eau ; le parti indigène Pachakutik fait partie de la majorité gouvernementale à l’Assemblée ; et de nombreux dirigeants indigènes ont été placés à des postes importants par le président.

Mais la direction de la Conaie a été débordée par sa base. Le régime a donc organisé un dialogue (dont rien n’indique toutefois qu’il aboutira) avec ses alliés de façon à parvenir à démobiliser la rue. Son unique concession : l’abrogation du décret 883. Les manifestants exigeaient également le départ du FMI, sans parler de celui de M. Moreno.

La tentative de neutralisation du mouvement indigène s’est accompagnée d’une nouvelle phase de persécutions à l’encontre des tenants du « corréisme ». Le 14 octobre, les forces de l’ordre ont perquisitionné les domiciles de Mme Paola Pabón, la préfète de Pichincha, de M. Virgilio Hernández, le secrétaire exécutif du parti Révolution citoyenne (du nom du processus engagé à partir de 2007), et de cinq autres personnes, dont l’ancienne présidente de l’Assemblée nationale, Mme Gabriela Rivadeneira, qui, avec trois autres députés, a sollicité la protection de l’ambassade du Mexique. Mme Pabón se trouve aujourd’hui en prison, tout comme le député de Sucumbíos Yofre Poma, l’ancienne maire de Durán Alexandra Arce, etc.

Notre force politique est la seule à avoir demandé l’application des articles 130 et 148 de la Constitution pour répondre à la crise de manière pacifique, démocratique et constitutionnelle. Une telle démarche nous a valu d’être qualifiés de putschistes.

De façon inédite, le FMI a déclaré qu’il soutenait l’abrogation de la hausse du prix des carburants : une claire illustration du fait qu’il préfère défendre le gouvernement plutôt que l’accord qu’il a signé avec lui. Sa priorité : maintenir M. Moreno au pouvoir, coûte que coûte. Car, depuis mai 2017, l’Équateur s’est transformé en tête de pont des États-Unis dans la région, et Washington entend ne pas se priver de ce nouvel allié. Quito s’est en effet récemment aligné sur le groupe de Lima pour soutenir une tentative de renversement de M. Maduro au Venezuela. Le pouvoir a livré M. Julian Assange à la police britannique, quitté l’Union des nations sud-américaines (Unasur), autorisé l’ouverture d’une nouvelle base militaire américaine dans les Galápagos et trahi la « révolution citoyenne » avant de persécuter ses militants.

Pendant ce temps, l’Équateur part à la dérive. La situation économique, sociale et politique se détériore alors que, dans les faits, le pays n’a plus de gouvernement légitime.

Rafael Correa
Économiste, président de la République de l’Équateur de 2007 à 2017.

(1) En 2008, l’Équateur s’est doté d’une nouvelle Constitution, qui a remplacé celle de 1998.

(2) L’Équateur a abandonné sa monnaie nationale, le sucre, le 9 septembre 2000, pour adopter le dollar américain, une politique orthodoxe censée faciliter la lutte contre l’inflation.

(3) Lire Hernando Calvo Ospina, « Chevron, pollueur mais pas payeur en Équateur », Le Monde diplomatique, mars 2014.

(4) Lire Franklin Ramírez Gallegos, « En Équateur, le néolibéralisme par surprise », Le Monde diplomatique, décembre 2018.

Toutes les notes sont de la rédaction.