Théâtre engagé, théâtre militant, théâtre et révolution

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samedi 22 août 2015
par  SUD Éduc

La colère d’Ariane Mnouchkine

Figure phare du théâtre public, Ariane Mnouchkine critique les choix culturels du gouvernement et attend une mobilisation de la société, pour que tous aient accès à l’art et à la culture

Le Nouvel Observateur. - Que pensez-vous des propos du Premier ministre François Fillon, qui affirme que les artistes ne sauraient rester à l’écart de l’effort de solidarité nationale ? Ariane Mnouchkine. - Cette demande serait légitime de la part d’un gouvernement dont l’un des premiers gestes n’aurait pas été d’augmenter le salaire du président de la République de quelque 200% ni de faire un énorme cadeau fiscal aux plus privilégiés, d’un gouvernement qui mènerait, sincèrement, une politique de solidarité nationale et de lutte contre la pauvreté. Ce n’est pas le cas. De plus, les baisses de budget - j’en parle d’autant plus librement que la subvention du Théâtre du Soleil, tout comme celle des grandes institutions, n’a pas été touchée concernent comme par hasard les plus fragiles et les plus jeunes : soit toutes les compagnies sans distinction, et toutes les petites structures qui mènent une action de terrain importante. Or, en plus de la baisse globale de 6% des subventions, c’est environ 20% qui sont supprimés des crédits affectés à l’action culturelle, ce qui signifie, pour certains, une amputation d’au moins 26% ! C’est totalement destructeur, et François Fillon le sait, tout comme il sait bien que ses propos livrent les artistes à un jugement démagogique, ignorant la variété des situations, des actions, des talents. Le courage politique serait d’énoncer des critères d’appréciation acceptables qui légitimeraient éventuellement le fait de dire : écoutez, vous ne faites pas votre travail. J’admets que ces critères seraient durs à négocier, mais, après tout, c’est cela le courage politique. Mais non, on sabre. Alors, entre nos propres égoïsmes et la politique actuelle, toute une génération va avoir du mal à survivre. C’est extrêmement grave. N. O.- L’organisation du système culturel français, globalement héritée des années Malraux, ne peut pas rester immuable. Par exemple, le nombre d’intermittents du spectacle inscrits aux Assedic n’a cessé d’augmenter. A. Mnouchkine. - Rien ne peut rester immuable. Mais tout détruire sans rien proposer à la place, rayer d’un trait tout un travail, ce n’est pas supportable. Etre solidaire comme l’exige le Premier ministre ne veut pas dire accepter de se faire hara-kiri, tout de même ! N. O.- Dans sa lettre de mission à la ministre de la Culture, le président de la République a mis en avant l’échec de la démocratisation culturelle... A. Mnouchkine. - Quand on évoque cet échec de la démocratisation, je réponds : ce rêve qui date de la dernière guerre, du grand rêve du Conseil national de la Résistance, n’est pas entièrement réalisé, c’est vrai, mais est-ce vraiment un tel échec ? N’y a-t-il vraiment eu aucune démocratisation de la culture en France ? Dasté, Gignoux, Vilar, Jeanne Laurent ont-ils travaillé pour rien ? Aurions-nous dilapidé tout l’héritage ? Les centaines, les milliers de lycéens, de collégiens que leurs professeurs amènent au Théâtre du Soleil, ou dans d’autres théâtres, ce n’est rien, cela ne vaut rien ? Est-ce mieux dans les pays où il n’existe pas ou trop peu de subventionnement de la culture ? Non, c’est désastreux ! De plus, Nicolas Sarkozy a un double discours, il demande « du public dans les salles », or les baisses de subvention frappent au premier chef ceux qui, sur le terrain, mènent des actions d’élargissement du public souvent exemplaires. Et ce qui m’attriste, c’est que ce discours a gagné du terrain, du moins à en juger par certaines réactions sur internet, sur les forums notamment : les artistes seraient des assis, des privilégiés, qui profiteraient des deniers publics pour produire à grands frais des spectacles qui font bâiller le monde. Soit ce ne sont que les mécontents qui s’expriment - et il faut absolument que ceux qui ne pensent pas comme eux nous défendent et répondent -, soit c’est beaucoup plus grave. Car, que notre travail ne soit pas reconnu par le pouvoir actuel, c’est hélas normal, mais que ce mépris trouve des échos dans l’esprit de certains de nos concitoyens, c’est bien contre cela que nous devons agir, nous mobiliser. Ce n’est pas par la dénégation et l’autoproclamation obstinée qu’il faut lutter, mais, bien au-delà de notre public, par le dialogue avec ceux qui composent ce qu’on nommait en 1968 « le non-public », les citoyens qui n’ont pas accès à l’art, ou que l’art n’intéresse pas, et qui estiment qu’ils paient « une danseuse aux bourgeois ». Nous, nous pensons être utiles à la société, mais après tout, qu’en pense la société ? La plupart des Français, paraît-il, placent la culture au cinquième ou sixième rang de leurs soucis, derrière le pouvoir d’achat, la santé, la justice, l’éducation. Ce que je trouve normal en ces temps difficiles. Mais quand on dit se soucier d’éducation, je crois que l’accès à l’art fait partie de ce souci. Car, si beaucoup considèrent parfois qu’on dépense leur argent pour une chose dont ils ne profitent pas, il faudrait qu’ils soient sûrs que leurs enfants du moins auront accès à cette culture qui contribue - et je crois qu’ils peuvent le comprendre - à l’humanisation de chaque individu et de notre société. N. O.- Pensez-vous que la société soit aussi bloquée qu’en 1968 ? A. Mnouchkine. - La société ? Nous n’avons peut-être pas la place d’en parler ici ! Mais paradoxalement, oui, le système théâtral est bloqué. Il y a de moins en moins d’interstices pour pouvoir entrer dans ce triste jeu de chaises musicales institutionnel qui s’est mis en place au cours des années. Avec la complicité et la responsabilité de tous. Des gouvernements successifs qui soit nous ont méprises, soit, quand ce n était pas le cas, n’ont pas eu le courage de faire des choix. Des syndicats et leur corporatisme à courte vue. Et de nous, les artistes, avec notre narcissisme parfois arrogant, sourd et aveugle. En tout cas, il est urgent que nous, gens de théâtre, et au-delà tous les artistes du service public, acceptions de comprendre ce que la collectivité a le devoir de nous accorder, mais aussi le droit d’exiger de nous. Il nous faut écouter ce qu’elle a à exprimer d’ignorance, d’indifférence, de déception, mais aussi de besoins parfois ignorés, et d’attentes, même confuses. Je suis convaincue que, si nous ne nous mobilisons qu’entre nous, nous obtiendrons au mieux une victoire « à la chauffeurs de taxi », une victoire de corporation qui crie, provoque des embouteillages, fait reculer provisoirement le pouvoir, qui, le moment venu, frappera encore plus fort.

Odile Quirot

Le Nouvel Observateur - 2263 - 20/03/2008