Un monde s’effondre, une bataille commence
par
La pandémie a ouvert des points de tension économiques et géopolitiques qui bouleversent l’ordre établi et ouvrent autant de fronts d’une lutte historique qui doit redessiner la mondialisation. Ce n’est plus un battement d’ailes de papillon, mais une multitude de tempêtes d’une rare violence. Tour d’horizon.
Pénurie alimentaire mondiale imminente
La machine alimentaire mondiale aux rouages si bien huilés habituellement s’enraye depuis l’apparition de la pandémie de Covid-19. Dans un rapport publié le 3 avril, le Programme alimentaire mondial (PAM) s’inquiète du risque de pénurie alimentaire menaçant des centaines de millions de personnes dans le monde, majoritairement en Afrique. « Le Covid-19 dans les pays riches et pauvres recouvre deux réalités différentes », indique le rapport, qui suggère que, pour de nombreux pays pauvres, les conséquences économiques seront plus dévastatrices que la maladie elle-même. En ligne de mire : l’Angola, le Nigeria, le Tchad, la Somalie en Afrique, mais aussi le Yémen, l’Iran, l’Irak, le Liban et la Syrie au Moyen-Orient. Leur économie et le secteur agricole étant plus fragiles, ils dépendent énormément de leurs importations.
Or, si les greniers à blé sont bien remplis et les taux assez bas, ce sont les mesures de confinement qui pourraient poser des problèmes. Certains optent pour des réflexes protectionnistes : le Kazakhstan a suspendu ses exportations de farine de blé, alors qu’il est l’un des plus grands exportateurs mondiaux. Même chose pour le Vietnam, troisième exportateur de riz, et la Russie, premier exportateur de blé. D’autres n’hésitent pas à stocker pour nourrir leur propre population : la Chine aurait une grande réserve de farine mais continuerait à en acheter aux États-Unis. La filière transport n’est pas épargnée : des camions sont restés bloqués dans la ville portuaire de Rosario, en Argentine, afin d’éviter la propagation du virus. « La stratégie du confinement total, supportable par les pays développés, est inadaptée aux réalités des pays aux économies fragiles ou sinistrées », rappelle Pierre Micheletti, président d’Action contre la faim. Toute la chaîne d’approvisionnement alimentaire pourrait être impactée et créer des pénuries, voire des famines. Un modèle alimentaire mondial fébrile mis en lumière par le Covid-19, mais déjà pointé du doigt par le dernier rapport spécial du Giec, axé sur la gestion des sols. Leur recommandation : une transition de l’agriculture industrielle vers une gestion plus durable des terres à l’aide des techniques d’agroécologie.
Fragile trêve dans la guerre du pétrole
Les conséquences économiques de la crise du coronavirus ont déclenché un violent bras de fer entre grands pays producteurs d’or noir. Il vient de se conclure le 12 avril par la décision historique de l’Opep+ (les 13 pays de l’Opep et 10 non-membres) de réduire la production mondiale de brut d’environ 10 %, soit 9,7 millions de barils par jour. C’est la plus importante baisse depuis deux décennies. Objectif : faire remonter des cours écroulés.
Le secteur connaît depuis des mois d’importants soubresauts, sous l’effet de la crise climatique et des tensions géopolitiques. Cependant, la brutale récession économique mondiale, et notamment en Chine, quasiment à l’arrêt pendant des semaines, a provoqué une réduction de 15 % de la demande en pétrole. Un tsunami sur les marchés. Le prix du baril dégringole. Et s’effondre même fin mars, tombé de 65 dollars en début d’année à 20 dollars, sous l’effet d’une très opportuniste guerre commerciale. Car au choc d’une rupture de la demande se combine celui d’une abondance de l’offre. Alors que les treize pays de l’Opep décident de réduire leur production pour faire remonter les prix, la Russie s’y refuse. La cible : les marchés que leur ont grignotés les États-Unis, dont la part est passée de 7 % à 14 % grâce à leurs hydrocarbures de schiste. Qui ont cependant besoin d’un baril à 30 dollars au moins, voire 50 dollars, pour rentabiliser la production. Mais la tactique russe a fortement irrité l’Arabie saoudite. Le patron de l’Opep engage alors un « qui perd gagne », ouvrant grand son robinet à pétrole… tout en baissant ses prix. Moscou, qui n’a pas les moyens de tenir ce bras de fer, cède alors pour rallier la stratégie de Riyad. Les producteurs hyper-dépendants des exportations (Algérie, Irak, Iran, Libye, Nigeria et Venezuela entre autres) essuient encore quelques jours de sueurs froides, car le Mexique résiste. Jusqu’à l’accord du 12 avril, valide pour deux ans, avec une atténuation progressive des coupes de production. Jusqu’où tiendra-t-il, alors que les conséquences économiques de la crise du Covid-19 restent incalculables ? Une nouvelle visioconférence Opep+ doit faire le point le 10 juin.
La Chine vers une nouvelle géopolitique
C’est une tectonique géopolitique qu’a ébranlée le Covid-19. Et l’épicentre des déplacements se situe en Chine, à plus d’un titre. Berceau de la pandémie mondiale, déniant l’existence d’une menace grave pendant des semaines, le pays a d’abord joué le rôle de contre-modèle absolu. Cependant, les mesures très radicales adoptées ont vite montré leur efficacité et les regards ont changé. De même, la maîtrise exemplaire de la crise en Corée du Sud ou à Singapour a élevé au rang de valeurs positives le contrôle social massif et la poigne gouvernementale, voire l’autoritarisme dans le cas de la Chine. À l’opposé, les démocraties occidentales ont vu leurs faiblesses durement exacerbées. À commencer par une certaine désinvolture vis-à-vis de cette « grippette » extrême-orientale. Incrédulité, revirement de stratégies, hésitations, mesures insuffisantes et prises avec retard… la crise révèle aussi l’impréparation d’un modèle occidental qui a misé à l’excès sur une économie fondée sur le flux tendu et les délocalisations. L’insuffisance des stocks de matériel médical de base est un révélateur en France, en Italie, aux États-Unis, etc. La Chine a même redoré son blason avec sa « diplomatie des masques », livrés par milliards à l’étranger. Pékin s’est montré, avec un certain culot, en première ligne de la gestion d’une crise planétaire, une nouveauté. A contrario, les États-Unis, débordés, se sont totalement repliés. Trump pourrait même payer son impéritie face à la crise lors de la présidentielle prévue en novembre.
La Chine s’ébroue déjà après la première vague de contaminations. Pour autant, cet « avantage » sur la ligne de départ de la relance économique n’est peut-être pas si flagrant. Les salaires chinois sont désormais bien plus importants qu’en Asie du Sud-Est ou en Inde, et le pays n’est déjà plus tant cette compétitive « usine du monde ». La reprise pourrait encore accentuer la reconfiguration de circuits économiques de moins en moins laudateurs de la mondialisation. Plusieurs pays européens professent désormais leur volonté de « relocaliser » des secteurs clés de leur activité afin de les protéger des vicissitudes du commerce international.
Vers un siècle d’austérité ?
Pour ne prendre qu’un chiffre, le plan français de soutien à l’économie prévoit, pour le moment, 42 milliards d’euros de dépenses supplémentaires pour la seule année 2020 (1). Cela représente quatre fois l’économie espérée par la réforme des retraites, que le gouvernement avait toutes les peines du monde à tenter d’imposer aux Français. C’est dire dans quelles proportions, et avec quelle brutalité, le spectre de la dette publique bouleversera le paysage politique dans les prochaines années.
Alors, qui paiera ? La gauche croit en l’impôt, avec une assiette repensée pour tendre vers « un nouveau régime de propriété » plus égalitaire et soutenable, défendu notamment par Thomas Piketty. La droite, à l’inverse, tente déjà d’imposer un nouveau durcissement de son cocktail d’austérité : travailler plus et payer moins d’impôts, pour s’en sortir par toujours plus de croissance économique.
Il existe une troisième voie, consistant à autoriser les banques centrales à prêter aux États, en créant de la monnaie, sans nécessairement demander un remboursement. Une annulation indirecte, également qualifiée de « monétisation des dettes », qui causerait d’ordinaire des sueurs froides aux économistes néolibéraux, mais qui s’est en réalité déjà profilée ces derniers jours au sein de la Banque centrale européenne et de la Banque d’Angleterre. Sur le temps long, cette option sera farouchement combattue par les libéraux, car elle produit théoriquement de l’inflation, ce qui fait fondre les grosses fortunes et gêne les détenteurs du capital. « Il n’est pas catastrophique d’avoir une inflation autour de 4 %, estime au contraire Maxime Combes, qui défend l’idée d’une monétisation partielle des dettes, coordonnée à l’échelle européenne_. Le risque devient réel à partir de 15 ou 20 % d’inflation, car cela abîme la confiance dans la monnaie, qui est un soubassement de ce qui fait société. Mais nous n’avons en réalité aucun outil sérieux pour prévoir l’impact d’une telle politique, car l’inflation a disparu depuis vingt ans. »_ L’économie entre donc en territoire inconnu, là où les dogmes et les arguments d’autorité ne seront d’aucune utilité.
Vers une nouvelle crise financière ?
La récession risque-t-elle de dégénérer en une crise financière ? Pour l’heure, les Bourses mondiales ont certes dégringolé et font le yo-yo, mais le système financier a été sauvé de l’effondrement par une intervention rapide et massive des banques centrales. « Le risque de krach financier est endigué parce qu’elles ont mis sous perfusion une partie de l’économie mondiale, observe l’économiste Maxime Combes, porte-parole d’Attac_, mais l’incertitude reste maximale. Combien de temps les banques centrales pourront-elles continuer à injecter des liquidités ? Le bilan des banques sera-t-il fragilisé ? Des spirales négatives vont-elles s’enclencher ? Nous sommes face à quelque chose d’inédit et de gigantesque en matière économique. »_
La finance demeure en tout cas perméable aux perturbations économiques, allergique à l’incertitude et sujette à la panique. Elle reste donc un point d’inquiétude majeur, car elle devra digérer sur le temps long les conséquences incalculables de la crise actuelle. Aux États-Unis, la Bourse est particulièrement exposée à l’industrie du pétrole de schiste. Beaucoup de créances jugées « pourries » sont adossées au secteur, menacé de faillites en cascade par la baisse des cours du pétrole (lire plus haut). L’État fédéral états-unien a donc dû venir en aide au secteur pour éviter un effondrement qui risquait de contaminer la finance. En France, c’est la bulle de la « French tech » qui menace d’exploser, avec les faillites de start-up gonflées par des levées de fonds largement artificielles. Le gouvernement Philippe a débloqué 4 milliards d’euros pour écarter cette menace, soit autant que le plan d’urgence pour les hôpitaux. « Partout où il y a des bulles, il y a un risque, souligne Maxime Combes. Cela peut venir des banques italiennes, d’un État qui aurait dissimulé des informations, du secteur aérien… Il est impossible de prédire ce qui va se passer. »
L’usine à gaz européenne
Tout ça pour ça ? Après des semaines d’atermoiement, les ministres européens des Finances sont parvenus à s’entendre le 10 avril sur une réponse économique commune face au coronavirus. Cet accord à l’arraché sur un plan de 540 milliards d’euros a été jugé « excellent » par Bruno Le Maire, tandis que son homologue allemand, Olaf Scholz, annonçait « un grand jour pour la solidarité européenne ». La réalité est nettement moins rose et le plan de « solidarité » négocié fort éloigné de l’idée qu’on se fait de ce devoir social.
Son montant est très inférieur aux 2 000 milliards avancés gratuitement aux banques par la BCE ces deux dernières années : elle craignait une récession d’un point de PIB ; celle qui s’annonce du fait du Covid-19 sera au minimum de 7 points. Et il ne s’agit que de prêts et garanties de crédit, nullement d’argent frais.
Le montant des lignes de crédit octroyées par le Mécanisme européen de stabilité (MES), créé en 2012, aux pays touchés par la crise peut théoriquement se monter à 240 milliards d’euros. Mais ces prêts restent limités à 2 % du PIB des pays concernés, soit 40 milliards pour l’Italie. Seule concession du « club des égoïstes » (Pays-Bas, Allemagne…) : aucune réforme structurelle ne sera exigée en échange si cette aide est destinée à la santé.
Un fonds de garantie à destination des entreprises, prioritairement les PME, sera créé à la Banque européenne d’investissement ; doté d’un montant de 25 milliards, alimenté par les États, il permettra de mobiliser jusqu’à 200 milliards. Enfin, pour garantir jusqu’à la hauteur de 100 milliards les plans nationaux de chômage partiel ainsi que « certaines mesures liées à la santé », la Commission européenne, dont la capacité d’emprunt sera confortée par « un système de garanties volontaires des États membres » d’un montant minimum de 25 milliards, empruntera sur les marchés financiers en profitant « des faibles coûts » dont bénéficie l’UE, puis prêtera cet argent « à des conditions favorables » aux États dans le besoin. Les règles absurdes des traités, dont certaines ne sont que « suspendues » (cas des règles de discipline budgétaire), empêchent de faire plus simple et plus fort.
(1) Dépenses inscrites au budget de l’État et coût du chômage partiel.
Cet article est en accès libre. Politis ne vit que par ses lecteurs, en kiosque, sur abonnement papier et internet, c’est la seule garantie d’une information véritablement indépendante. Pour rester fidèle à ses valeurs, votre journal a fait le choix de ne pas prendre de publicité sur son site internet. Ce choix a un coût, aussi, pour contribuer et soutenir notre indépendance, achetez Politis, abonnez-vous.