Violences sociales et déni de réalité
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La politique gouvernementale n’est pas seulement d’une grande violence sociale ; elle risque aussi d’entraîner le pays, de guerre lasse, sur des chemins aventureux.
Qui n’a jamais entendu le bruit assourdissant d’un marteau-piqueur et senti, le temps d’un passage, les vibrations qui vous remuent les tripes ? Et qui n’a pas éprouvé de la compassion pour ces terrassiers qui manient ces engins brise-béton ? Un métier que le commun des mortels n’hésiterait pas à qualifier de « pénible ». Le commun des mortels, mais pas Emmanuel Macron. Car notre président de la République « n’adore pas le mot pénibilité » qui « donne le sentiment que le travail serait pénible ». Il l’avait dit pendant sa campagne électorale ; il l’a répété début octobre à Rodez, où il était venu vanter les vertus de sa réforme des retraites. Le travail ne peut pas être « une douleur » puisqu’il est « l’émancipation qui vous donne une place ». On s’en doutait un peu, Emmanuel Macron n’a que peu d’empathie pour le peuple. Il raisonne en idéologue, et en aristocrate. Faute de pouvoir ou de vouloir limiter la pénibilité de certains métiers, et à défaut d’accepter tout dispositif de compensation, il suggère de supprimer le mot. Rien de plus simple !
Depuis les situationnistes, on savait que « la dialectique pouvait casser les briques », on découvre aujourd’hui que le libéralisme peut supprimer l’exploitation des travailleurs. La réalité de la condition humaine s’efface soudain derrière l’abstraction d’un système d’idées. Ce discours glaçant éclaire d’une lumière crue les réformes des retraites et de l’assurance-chômage. Il y a là une vision du monde. Une posture sociale assumée. Il faut n’avoir jamais connu pour soi, ou par ses proches, la dureté des métiers qui martyrisent les corps, et ignorer la violence que peut parfois générer le travail, pour juger que la souffrance du terrassier n’est rien d’autre qu’un « sentiment ».
Le personnaliste chrétien, disciple revendiqué de Paul Ricœur, en prend un rude coup. Mais puisqu’il nous faut parler ici politique, revenons à nos moutons, et à nos réformes. Car cette contre-philosophie macronienne n’est évidemment pas sans conséquences. Elle vient habiller des intérêts économiques trop évidents. Puisqu’il faut uniformiser le système des retraites, supprimons donc ce qui motive sa diversité, et justifie les régimes spéciaux. Décidons qu’ils n’ont aucune raison d’être. Or leur raison d’être, dans la plupart des cas, c’est précisément la reconnaissance de cette pénibilité qui est au cœur des débats. Décrétons, comme le prévoit la réforme, que porter des charges, être contraint à des postures éprouvantes, être soumis à des vibrations, comme notre terrassier, être exposé à des risques chimiques, travailler de nuit, ça n’a plus rien de pénible… Le même sort sera réservé au préposé aux écritures et au terrassier. Ce qu’on appelle l’équité…
Va-t-on faire avaler une telle réforme à nos concitoyens ? Pas sûr. Depuis la crise des gilets jaunes, les grèves dans les hôpitaux et les débrayages à la SNCF, une certaine fébrilité gagne les allées du pouvoir. Officiellement, il n’est évidemment pas question de reculer. D’ailleurs, le Medef, en vigie exigeante, veille au grain. Mais la hantise d’une paralysie du pays après la journée de grève programmée pour le 5 décembre réveille le souvenir du mouvement social de 1995 qui fit plier le tandem Juppé-Chirac sur ce même sujet des retraites. Alors, comment reculer sans le dire ? Le pouvoir macronien, dont on ne contestera pas le goût de l’innovation, invente un genre politique nouveau : la sociale-fiction. À la SNCF au moins, la réforme épargnerait les futurs retraités actuellement en activité, pour ne s’appliquer que… quarante ans plus tard, à la génération qui entre aujourd’hui dans l’entreprise. C’est Ray Bradbury à l’Élysée ! Ce qu’on appelle déjà « la clause du grand-père ». Les calendes grecques, si j’ose dire, ne sont pas loin. L’affaire fait débat au sein de l’exécutif. Le gouvernement a au moins le mérite de fixer l’enjeu des prochaines mobilisations. C’est l’enjeu de ce que François Ruffin a habilement résumé d’une formule, assez ouverte pour être réaliste, un « débordement social » sans lequel rien ne se fera (1).
La situation est d’autant plus volatile que la réforme de l’assurance-chômage, entrée discrètement en vigueur le 1er novembre, ne va pas tarder à montrer ses effets. Imaginée avec le même genre d’empathie pour les classes populaires, elle exigera désormais des chômeurs pour qu’ils touchent leur allocation qu’ils aient travaillé six mois sur une période de vingt-quatre mois, et non plus quatre mois sur vingt-huit. Sans parler du salaire journalier de référence qui sera sérieusement amputé. Près d’un million et demi de demandeurs d’emplois seront pénalisés et parfois précipités dans un abîme social. Le même dogmatisme est à l’œuvre : les gens de chair et de sang iront plus mal, et les statistiques s’en porteront mieux. La politique gouvernementale n’est pas seulement d’une grande violence sociale ; elle risque aussi d’entraîner le pays, de guerre lasse, sur des chemins aventureux, si l’on ne veut plus de cette politique, et si aucune alternative de gauche ne se construit avant l’heure du choix…
(1) Le Monde du 3-4 novembre 2019.