Les plateformes dédiées à la gestion des « troubles du neurodéveloppement » sont inutiles et préoccupantes
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22 juin 2020 Par Les invités de Mediapart Blog : Le blog de Les invités de Mediapart
De nombreux professionnels de la pédopsychiatrie jugent dans cette lettre ouverte que les plateformes pour enfants présentant des « troubles du neurodéveloppement » sont des mesures coûteuses, illusoires et préoccupantes quant à la philosophie du soin qu’elle véhicule. Ils demandent, entre autres, « le renforcement des moyens dévolus aux structures pluridisciplinaires de soins existantes ».
En France, le dispositif de santé mentale pour les enfants présentant des difficultés psychiques et développementales est constitué par les CMP (Centres Médico-Psychologique), les CMPP (Centres Médico-Psycho-Pédagogique), les CAMSP (Centres d’Action Médico-Social Précoce), et des professionnels libéraux. Ils forment, avec des professionnels du milieu sanitaire, la seconde ligne des soins, intermédiaire entre les niveaux de première ligne (médecins généralistes par exemple), et de troisième ligne (dévolus aux situations dites « complexes »).
Le maillage territorial construit depuis les années 1970 par la politique de secteur autour des CMP, pivots des soins ambulatoires, n’est plus suffisamment soutenu et renforcé par les pouvoirs publics. Il en est de même pour les CMPP et les CAMSP. On constate des réorganisations/fusions/suppressions de structures, le grignotage de postes, des équipes ne pouvant pas fonctionner correctement sans pédopsychiatres, en nombre insuffisant (chaires de pédopsychiatrie vacantes, formation des pédopsychiatres en souffrance). D’où de trop longs délais d’attente et des difficultés de prises en charge dans de nombreux territoires.
Le gouvernement a demandé aux ARS de mettre en place des POC ou PCO (« plateformes d’orientation et de coordination »), nouveau « maillage territorial » organisant un « parcours de bilan et d’intervention précoce » adressé aux enfants de moins de 7 ans présentant des « troubles du neurodéveloppement » (« TND »), avec notamment l’obtention d’un « forfait précoce », remboursement en libéral de bilans et rééducations auparavant non remboursés (psychomotricité, ergothérapie, bilans psychologiques). Les médecins de première ligne doivent dorénavant orienter les enfants susceptibles de présenter des « TND » vers ces plateformes, via un « formulaire d’adressage », recueillant de nombreux signes d’appel (difficultés de langage, de motricité globale et fine, de cognition et de socialisation, ainsi que du comportement), problématiques dont le dispositif de santé mentale assure traditionnellement la prise en charge.
Nous tenons à porter à la connaissance du public cette mutation, de graves problèmes apparaissant à l’examen de ce dispositif parallèle :
1) Les plateformes constituent une nouvelle strate médico-administrative inutile, ses fonctions pouvant être assurées par des dispositifs déjà en place ; elles sont coûteuses (personnel médical, paramédical et administratif sans rôle soignant) ; elles posent un problème éthique d’inégalité d’accès aux soins (remboursement du « forfait » et obtention de soins dans un délai de 3 mois réservés aux enfants susceptibles de présenter un « TND »). Le médecin de première ligne est démis de son choix d’orientation (la plateforme en décide : « forfait précoce », orientation vers le dispositif de santé mentale ou « parcours mixte »). Les plateformes constituent donc un nouveau filtre, au fonctionnement opaque, entre les première et seconde lignes de soins, sans réelle évaluation préalable des troubles de l’enfant en lien avec son environnement.
2) L’instauration de ce « forfait précoce » semble éviter toute perspective de vrai remboursement des soins en libéral par la sécurité sociale : les montants sont faibles (les professionnels, « contractualisant » avec les plateformes sont sous-payés) et la durée du forfait est courte : un an, prolongeable six mois si une demande à la MDPH a été faite, exposant l’enfant aux ruptures de soins ; les soins psychologiques restent non remboursés.
3) Le concept de « troubles du neurodéveloppement » comme base des mesures est problématique. Repris par la classification internationale des maladies (CIM-11), il émane du DSM-5, manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux américain très critiqué. Les liens d’intérêt du DSM-5 avec des groupes de pression et l’industrie pharmaceutique sont connus. La Haute Autorité de Santé (HAS) française en fait pourtant la classification de référence, à l’exclusion de la CFTMEA (Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent), alors que le Conseil de Santé Supérieur (CSS) belge en recommande l’utilisation prudente, notant l’arbitraire et le pouvoir discriminant des diagnostics. Les délimitations et acceptions des « TND » ne reposent pas sur des critères scientifiquement établis. L’hypothèse d’une origine principalement neurobiologique des difficultés est faite au détriment de la prise en compte des facteurs psychologiques, sociaux et environnementaux. On note l’inflation inquiétante de certains de ces diagnostics, notamment le « TDAH » (« Trouble Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité ») et les « TSA » (« Troubles du Spectre Autistique »).
4) Ces mesures gouvernementales dessinent une nouvelle philosophie du soin. Au lieu d’un abord global et d’une écoute de l’enfant et de sa famille avant tout bilan, les diagnostics tendent à être établis sur la base des bilans, épreuves et tests visant à mesurer et chiffrer les symptômes, et pratiqués en première intention. Les soins sont avant tout éducatifs, rééducatifs et médicamenteux, l’approche psychologique et sa part dans les soins étant réduits à la portion congrue. Mais des additions de rééducations peuvent manquer leur but si des problèmes sous-jacents ne sont pas pris en compte, ou si l’enfant n’est pas écouté dans l’expression singulière de ses besoins psychologiques. Dans le cas où la plateforme oriente l’enfant vers les structures de soins (CMP, CMPP, CAMSP), leurs équipes pluridisciplinaires devront lui « rendre des comptes » (transmission des bilans, réunions obligatoires), alors qu’elles doivent déjà établir des liens avec les partenaires directement impliqués dans la vie de l’enfant.
En définitive, la mise en place de ces plateformes, doublons inutiles de dispositifs existants, conduit à l’extension de l’orientation neurobiologique des soins en pédopsychiatrie, dans laquelle l’enfant tend à être perçu comme un être fait de dimensions/fonctions séparées, chaque « déficit » commandant sa rééducation ; et laissant croire qu’il peut être soigné sans avoir eu la latitude d’exprimer spontanément et librement ses besoins, ses désirs et sa souffrance, avec ses moyens d’expression propre. Or le dispositif de santé mental public intègre, quand il en a les moyens, les perspectives cliniques contemporaines et la prise en compte de la complexité des liens entre les dimensions somatique, psychique et sociale.
Ces mesures dessinent une évolution inquiétante du soin aux enfants et doivent faire l’objet d’une information éclairée du public, des parents, et du Défenseur des droits.
Nous, professionnels qui oeuvrons depuis de longues années auprès des enfants, de leurs familles et de ceux qui les accueillent demandons :
Le renoncement à la constitution du maillage parallèle de ces plateformes inutilement coûteuses et le transfert des moyens vers les structures publiques existantes.
Le maintien d’un formulaire d’adressage ou d’un livret de recueil des signes d’alerte chez le nourrisson et le jeune enfant, destiné aux médecins de première ligne, et assorti d’une liberté d’adresse vers les professionnels de seconde ligne.
La possibilité de remboursements par la sécurité sociale des bilans et soins en psychomotricité, ergothérapie et psychologie en libéral lorsque nécessaire, notamment à partir du repérage de ces signes d’alerte.
Le renforcement des moyens dévolus aux structures pluridisciplinaires de soins existantes, pour une meilleure réponse aux besoins, avec un libre choix des bilans à effectuer et des soins à pratiquer, les recommandations de bonne pratique de la HAS (Haute Autorité de Santé) n’étant qu’indicatives.
La nomination de professeurs d’Université pour la formation des jeunes médecins en pédopsychiatrie, l’augmentation du nombre d’heures de formation à la pédopsychiatrie au cours de la formation des infirmiers, l’ouverture de postes pour de nouvelles rééducations (ergothérapie notamment), une rémunération équitable des personnels (notamment les orthophonistes), la formation et le recrutement des autres personnels nécessaires aux soins (psychologues notamment).